Elizabeth May : Monsieur le Président, je prends la parole ce soir au sujet du projet de loi C-31, un autre projet de loi omnibus d’exécution du budget.
Ce projet de loi comporte beaucoup de dispositions qui ne suscitent aucune controverse et qui ne préoccuperaient pas la plupart de députés, dont moi-même. Il prévoit notamment des modifications techniques au code fiscal qui sont certes acceptables.
Toutefois, on nous dit encore une fois que le processus qui consiste à inclure différentes mesures dans des projets de loi omnibus est une tradition. Il y a le projet de loi omnibus d’exécution du budget du printemps et le projet de loi omnibus d’exécution du budget de l’automne, ce qui signifie que depuis 2012, tous les budgets fédéraux comptent environ 800 pages de mesures accessoires, que l’on insère dans le projet de loi omnibus d’exécution du budget, alors qu’en fait, il s’agit souvent de dispositions qui n’ont absolument rien à voir avec le processus budgétaire.
Encore une fois, je sais que certains partis à la Chambre se plaisent à dire que ce que l’on voit aujourd’hui ressemble en tous points à ce que faisaient les libéraux. Le projet de loi omnibus le plus imposant des libéraux, celui qui a été présenté sous le gouvernement de Paul Martin, comptait environ 100 pages.
En 2009, le gouvernement conservateur minoritaire présentait des projets de loi omnibus de 800 pages. En 2010, un autre projet de loi budgétaire comptait près de 900 pages. Maintenant, le tout est réparti entre les budgets du printemps et de l’automne qui, ensemble, comptent plus de 800 pages.
C’est manifestement antidémocratique. Cela repousse tout à fait les limites de ce qu’on entend normalement par « projet de loi omnibus », c’est-à-dire un texte législatif qui regroupe autour d’un fil conducteur divers éléments tendant à un objectif unique et qui permet de concrétiser une politique stratégique en modifiant diverses mesures législatives à la fois.
J’ai d’ailleurs dû témoigner au comité des finances à propos du projet de loi, car les nouvelles règles que les conservateurs ont instaurées ne permettent plus aux députés comme moi de proposer des amendements de fond à l’étape du rapport. Les conservateurs ont en effet transformé le processus législatif. Pour la première fois de l’histoire du Canada, un parti majoritaire a estimé qu’il était si incommodant de laisser les petits partis s’exprimer à l’étape du rapport qu’ils ont modifié le processus législatif, brimant ainsi mes droits à cette étape.
Je n’ai qu’un simple amendement à proposer pour le moment. Il s’agit de suppressions. Néanmoins, qu’on me permette d’expliquer les éléments du projet de loi C-31 qui me perturbent le plus.
Il ne faudrait pas terminer l’étape du rapport en passant sous silence le fait que, selon l’Association du Barreau canadien, entre autres, les changements relatifs aux marques de commerce porteront atteinte aux entreprises canadiennes. Je parle de la partie 6, section 25. Les changements proposés sont tout à fait nouveaux. Pour autant qu’on sache, aucun des grands experts en droit des marques de commerce n’a été consulté.
Or, de l’avis des experts qui ont témoigné au comité, les changements nuiront aux entreprises canadiennes et sont vraisemblablement attribuables à l’inefficacité interne du Bureau des marques de commerce. Ces changements ne servent aucun objectif stratégique. Après un certain temps, il faudra chercher à réparer les erreurs attribuables au fait d’avoir modifié le droit des marques de commerce à toute vapeur.
Parlons également des changements au chapitre des matières dangereuses. La plupart ne soulèvent aucune controverse, mais ils ont néanmoins été imposés sans que le comité puisse entendre de témoignages à leur sujet.
Les conservateurs étaient tellement pressés que, lorsque j’ai proposé des amendements sur ce point, même les experts du ministère qui s’occupent de ce domaine stratégique ont été incapables de répondre à mes questions parce qu’il n’y avait eu ni étude ni témoignage. Au moment de l’étude article par article et de l’examen des modifications suggérées aux dispositions concernant les matières dangereuses, ni les membres du comité ni les experts techniques des ministères n’ont été en mesure de répondre à des questions simples.
Imposer des mesures à toute vitesse dans le cadre d’un projet de loi omnibus entraîne des erreurs et fait en sorte que divers éléments sont adoptés sans avoir été étudiés. Dans le cas de ce projet de loi, aucune étude ni aucun témoignage ne sont venus éclairer les dispositions relatives aux matières dangereuses. C’est important de le souligner.
La mesure mentionnée par mon collègue de Victoria est la plus controversée. C’est certainement celle qui causera le plus d’ennuis au gouvernement. Elle pourrait causer des ennuis réels et beaucoup de problèmes à environ un million de Canadiens qui pourraient être ciblés, non pas en tant que citoyens américains, mais, en tant que personnes des États-Unis, comme on les appelle.
Je fais encore une fois référence à la Foreign Account Tax Compliance Act. Ce qui est proposé est étrange à plusieurs égards. Mon collègue de Victoria et moi sommes avocats. Je n’exerce plus ma profession publiquement. J’ai abandonné ma pratique. Je ne suis pas habilitée à exercer le droit, mais j’en connais les principes.
Il est certainement étonnant que le Canada accepte une loi américaine comme si elle avait une portée extraterritoriale. Le Canada est prêt à l’accepter. Je ne sais pas si la même chose serait permise si, disons, l’Iran adoptait une mesure législative stipulant que quiconque au Canada a des liens avec l’Iran doit être traité différemment des autres Canadiens.
Dans le cas des États-Unis, cette mesure législative vise à appliquer ce qu’on appelle l’Accord intergouvernemental, ou AIG. Il va sans dire que les États-Unis sont notre principal partenaire commercial et notre plus proche ami. Je n’ai rien contre les États-Unis, mais en droit, les lois d’un pays ne s’appliquent pas aux citoyens d’autres pays. Dans ce cas-ci, nous acceptons cette mesure comme s’il s’agissait d’un traité pour appliquer l’AIG.
Ce qui est fascinant, c’est que les États-Unis ne traitent pas cet accord comme un traité. Il n’a pas été renvoyé au Sénat américain pour ratification. En d’autres termes, les États-Unis ne le traitent pas comme si c’était un traité, mais comme une sorte de clarification d’accords déjà conclus. Toutefois, il contient de nouvelles obligations importantes pour les pays étrangers et, pour une raison ou pour une autre, le Canada juge que nous sommes obligés de les remplir.
Les experts en droit fiscal ne sont pas tous d’accord avec le gouvernement sur ce point. Par exemple, le ministère des Finances a reçu un mémoire particulièrement utile de la part d’Allison Christians, titulaire de la chaire H. Heward Stikeman de droit fiscal à l’Université McGill, et du professeur Arthur Cockfield, de l’Université Queen’s. Ils ont examiné ensemble la question et exhortent le ministère des Finances à mettre la pédale douce. Ils disent que les mesures que nous avons déjà prises sont amplement suffisantes pour donner satisfaction aux entreprises canadiennes et protéger les banques canadiennes. Nous n’avons pas besoin d’adopter d’autres dispositions pour nous conformer à la Foreign Account Tax Compliance Act, et nous ne devrions certainement pas tenter de le faire au moyen d’un projet de loi omnibus.
Je vous lis leur recommandation, car il me semble qu’elle mérite d’être entendue:
[…] nous recommandons au gouvernement de reporter l’adoption des dispositions contenues dans la loi d’exécution du budget jusqu’à ce que: a) les problèmes relatifs aux garanties prévues dans la Charte, aux autres garanties dont jouissent les contribuables et aux efforts de coopération à l’échelle internationale aient été rigoureusement étudiés et résolus; b) le gouvernement des États-Unis accepte un traitement réciproque concernant le système d’information fiscale qui est imposé unilatéralement au Canada. |
Nous avons sous les yeux un projet de loi qui obligerait le Canada à se conformer à des exigences sans que les États-Unis ne soient obligés de nous rendre la pareille et sans qu’un traité avec les États-Unis n’ait été ratifié.
Quelles sont les conséquences pour les Canadiens? Comme je viens de le dire, les professeurs Christians et Cockfield ont parlé des incidences relatives à la Charte. Il y a quelque temps, mon bureau a déposé une demande d’accès à l’information. C’est ainsi que l’avis juridique fourni par le professeur Peter Hogg au ministère des Finances, sur la constitutionnalité de telles dispositions, a été rendu public.
Dans sa lettre datée du 12 décembre 2012, le professeur Hogg informe le ministère des Finances qu’à son avis, la Foreign Account Tax Compliance Act viole nettement la Charte canadienne des droits et libertés, en particulier l’article 15, qui précise que:
La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination […] |
Les dispositions en question seraient clairement discriminatoires. Le professeur Hogg écrit ceci:
Le modèle d’accord intergouvernemental ne prévoit aucun mécanisme qui permettrait aux personnes soupçonnées d’être citoyens des États-Unis de savoir au moins que des renseignements personnels les concernant sont fournis à l’Internal Revenue Service. |
Plus loin dans sa lettre, il se prononce catégoriquement:
À mon avis, les procédures prévues dans ce modèle d’accord intergouvernemental [contenu dans la Foreign Account Tax Compliance Act] sont discriminatoires et ne résisteraient pas à une contestation en vertu de la Charte. Elles traitent les personnes différemment selon la caractéristique personnelle immuable qu’est le lieu de naissance ou la citoyenneté, que la personne souhaite la détenir ou non. Si le Parlement adopte une loi autorisant une telle différence de traitement, cette loi serait contraire aux garanties de traitement égal prévues à l’article 15 de la Charte. |
Il ne s’agit pas là d’une conclusion provisoire, mais d’une conclusion qui fait autorité et qui a été formulée par le spécialiste du droit constitutionnel le plus respecté au pays. Cet homme a écrit un ouvrage sur le droit constitutionnel que j’ai étudié quand j’étais à la faculté de droit. Il a enseigné le droit constitutionnel à notre regretté collègue, Jim Flaherty. Jim affirmait avoir obtenu la note A, mais nous ne pouvons pas le vérifier.
Ce que nous savons, par contre, c’est que ce projet de loi est — je l’affirme catégoriquement — clairement inconstitutionnel. Or, il est honteux, que cette institution, adopte sciemment un projet de loi inconstitutionnel.
Raymond Côté : Monsieur le Président, j’avoue être un peu dubitatif après le discours de la députée de Saanich—Gulf Islands. J’ignore pour quelle raison, mais au début, elle semblait chercher à dédouaner les gouvernements libéraux ou à indiquer qu’à leur époque, le fait de déposer des projets de loi omnibus était moins grave que ce qu’on subit actuellement.
On ne doit pas ignorer que les conservateurs, comme gouvernement, vont beaucoup plus loin que tout ce qu’on a pu voir par le passé en la matière. C’est un abus total de nos institutions. C’est une mise à sac, en fait, une prise d’otage de notre droit de défendre les opinions de l’ensemble de nos concitoyens.
Toutefois, je voudrais comprendre les motivations de la députée de Saanich—Gulf Islands à vouloir minimiser les actions des libéraux à l’époque.
Elizabeth May : Monsieur le Président, je remercie mon collègue.
Ma motivation est que j’aime la vérité. Je pense que c’est important qu’on dise la vérité en cet endroit. Or il n’est pas vrai que les anciens régimes libéraux ont les mêmes bilans que les conservateurs en ce qui a trait à la présentation des projets de loi omnibus.
M. Martin, comme premier ministre, a déposé un projet de loi omnibus de 100 pages. C’était le plus gros de l’histoire du Canada. Je pense que l’abus du gouvernement actuel menace vraiment la vraie démocratie.
Je trouve important de dire la vérité. Dans les dernières années du gouvernement conservateur, nous avons eu des projets de loi omnibus plus graves et plus importants qui n’ont pas d’équivalents dans l’histoire du Canada.
Marc Garneau : Monsieur le Président, je remercie ma collègue de Saanich—Gulf Islands de soulever la question de la Charte des droits et libertés, parce que le Parti libéral craint fort, à la lumière de ce qu’ont dit les constitutionnalistes, qu’il puisse y avoir violation de la Charte.
J’en arrive à ma question, qui porte sur la FATCA. Comme nous le savons, en vertu de cette loi, les banques canadiennes doivent signaler à l’IRS les comptes des clients ayant la citoyenneté américaine, qui sont au nombre d’environ un million au Canada. Autrement, elles et leurs clients risquent d’être assujettis à une retenue d’impôt de 30 % sur leur revenu aux États-Unis.
Le gouvernement semble avoir vraiment voulu protéger les banques de cette éventualité. Il a proposé de nouvelles dispositions et de nouveaux changements. Comme on le sait, les banques feraient rapport à l’ARC, qui, elle, ferait rapport à l’IRS.
Le gouvernement ne semble cependant pas se soucier autant des citoyens. En fait, il semble avoir baissé les bras ici, bien content de faire le travail pour l’IRS en ce qui concerne les citoyens.
Ma collègue nous dirait-elle pourquoi elle pense que les banques seraient protégées, mais que les citoyens canadiens ayant une double nationalité ne le seraient pas?
Elizabeth May : Monsieur le Président, je vais essayer d’être plus brève au cas où il y aurait d’autres questions.
Je pense que ce qui est arrivé, c’est que le gouvernement américain a menacé de prendre des sanctions contre les banques canadiennes. Selon les avis juridiques que des experts nous ont fournis, la meilleure approche consisterait à réagir au niveau international et à déclarer que le gouvernement américain n’a aucun droit de pénaliser les banques qui exercent leurs activités aux États-Unis sur la base de ce traité, que les États-Unis eux-mêmes n’ont pas encore ratifié.
Murray Rankin : Monsieur le Président, la députée était présente à l’étape de l’étude en comité. Pourquoi pense-t-elle que le gouvernement n’accepte pas un amendement qui dirait, par mesure de précaution, que les dispositions respectent la Charte des droits et libertés et la Loi sur la protection des renseignements personnels et pourquoi ne reconnaît-il pas la nécessité de prévenir les Canadiens avant de divulguer les renseignements qui les concernent?
Elizabeth May : Monsieur le Président, les autorités canadiennes ont réussi à obtenir certaines concessions comme, par exemple, l’assurance que les REER et d’autres fonds de pension et fonds d’épargne fiscale ne seraient pas pris dans ce filet. Elles étaient tellement satisfaites qu’elles n’ont rien osé faire pour protéger les Canadiens; elles ont pensé que c’était la meilleure entente qu’elles pouvaient obtenir. Elles devraient toutefois tenir compte des avis juridiques, surtout en ce qui concerne le droit constitutionnel.