Elizabeth May : Madame la Présidente, c’est un plaisir pour moi de prendre la parole au sujet du projet de loi C-24, Loi sur la croissance économique et la prospérité — Canada-Panama.
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Les députés n’ont peut-être pas pensé au célèbre palindrome: « a man, a plan, a canal — Panama », qui peut se traduire par: un homme, un projet, un canal — Panama. Comme les députés le savent, un palindrome est un mot ou une expression qui peut se lire à l’endroit et à l’envers. Or, ce projet de loi a tout de travers. Faut-il vraiment s’attendre à ce que le Canada conclue une entente progressive lorsque l’homme en question est le premier ministre et que c’est cet accord de libre-échange qu’on nous soumet comme projet? Ce ne sera pas un canal, mais plutôt un fossé.
Le Canada fait très peu de commerce avec le Panama. Les conservateurs font tout ce qu’ils peuvent pour conclure le plus d’accords de libre-échange possible avec de petits pays comme la Jordanie et le Panama, mais il faut garder à l’esprit le volume des échanges commerciaux qui sont en jeu.
En 2010, le Canada et le Panama ont échangé l’équivalent d’un peu moins de 214 millions de dollars de marchandises. Et rien ne nous permet de croire que cet accord de libre-échange y changera grand-chose. Si nous examinons d’autres petits accords de libre-échange bilatéraux qui ont été conclus avec des pays comme le Costa Rica, nous constatons que, dans certains cas, le commerce a même diminué après leur signature.
Il existe déjà un cadre régissant le commerce mondial qui comprend l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, lequel a mené à la création de l’Organisation mondiale du commerce lors du cycle d’Uruguay. Les pays ne font plus partie d’un ensemble de nations qui imposent des tarifs douaniers élevés et des mesures protectionnistes sévères, ces pratiques ayant pour la plupart été éliminées.
Que retirerait-on des échanges commerciaux qui découleraient d’un accord de libre-échange avec le Panama?
Les députés ont beaucoup insisté sur le fait que l’on doit renforcer les droits des travailleurs au Panama. On a mentionné que ce pays est aux prises avec un grave problème de trafic de stupéfiants, ce à quoi le reste du monde voudrait mettre un frein. On sait aussi que le blanchiment d’argent est une pratique courante au Panama. L’accord de libre-échange proposé ne prévoit absolument rien pour régler ces problèmes.
Le Panama est un paradis fiscal et, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, il fait partie des 26 pays qui n’ont pas encore respecté la promesse faite en 2002 selon laquelle ils allaient échanger leurs renseignements fiscaux. Cet échange nous permettrait de trouver plus facilement les pays qui s’approprient de façon injuste et illégale des revenus et de la richesse au détriment des autres pays qui, du coup, ne peuvent pas percevoir l’impôt qui leur est dû.
Malheureusement, l’accord commercial avec le Panama n’aborde aucune de ces questions. En effet, on n’y parle ni de trafic de stupéfiants, ni de paradis fiscaux, ni de blanchiment d’argent. Il est vrai qu’il comporte un accord auxiliaire sur le travail, mais nous savons d’expérience que de tels accords n’ont pas véritablement d’influence sur les conditions de travail dans un pays.
Durant les années 1990, on a observé une nette augmentation du nombre d’accords de libre-échange. La mondialisation a déferlé telle une vague, et son triomphe a culminé avec la création de l’Organisation mondiale du commerce. Les choses ont un peu ralenti depuis Doha, et le triomphalisme s’est un peu estompé. Certains considèrent que le commerce, sa libéralisation et l’accroissement de l’activité économique, en particulier le fait de donner plus de pouvoir aux entreprises, nous mettra le vent dans les voiles. L’ancien dirigeant du Programme des Nations Unies pour le développement, Gus Speth, a prononcé ces paroles devenues célèbres: « Ce genre de commerce met du vent dans les voiles des yachts », mais les gagne-petit sont loin d’y trouver leur compte. Leurs conditions de travail ne s’en trouveront certainement pas améliorées. Si l’on négocie un accord commercial en fermant les yeux sur ce qui nous heurte chez notre partenaire commercial, qu’il s’agisse de trafic de stupéfiants, de blanchiment d’argent, de violations des droits de la personne, de paradis fiscaux et de refuges financiers, il est peu probable que l’on puisse régler ces problèmes plus tard.
En examinant le texte de l’accord, on note que l’article 106 est formulé de façon à ne pas cibler injustement les ententes multilatérales sur l’environnement. J’aurais aimé que les négociateurs canadiens dressent la liste de tous les accords d’importance. Ils ont néanmoins énumérés ceux qui font partie de l’Accord de libre-échange nord-américain, tels que la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, le Protocole de Montréal relatif à des substances qui appauvrissent la couche d’ozone, la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontaliers de déchets dangereux et de leur élimination, la Convention de Rotterdam, qui porte sur le commerce de marchandises dangereuses, et la Convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants.
Ce qui est surprenant, puisque le Panama et le Canada sont tous les deux parties à la Convention-cadre sur les changements climatiques, c’est que celle-ci n’est pas inscrite comme un accord qui serait protégé contre les répercussions accidentelles que pourrait avoir cet accord de libre-échange sur les politiques relatives aux changements climatiques. Au moment où nous parlons, le Canada et le Panama demeurent tous les deux parties au Protocole de Kyoto, même si nous savons que le Canada a signalé son intention de ne pas respecter les engagements juridiques qu’il a pris dans le cadre de celui-ci, ce qui est une honte à mon avis. Je ne m’attendais pas à voir le Protocole de Kyoto dans cet accord, mais je croyais certainement que la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques y serait puisque les deux pays y adhèrent actuellement.
Les articles qui figurent dans le chapitre 9 de l’Accord de libre-échange entre le Canada et le Panama sont plus inquiétantes. Ce chapitre présente les dispositions dévastatrices sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État.
Qu’est-ce qu’une disposition sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État? Cela ne semble pas très intéressant. Pourquoi devrions-nous donc nous en soucier? C’est pourtant ce que tous les Canadiens devraient faire. Le Canada est à l’origine de cette disposition. Nous l’avons créée en obtenant qu’elle figure dans l’ALENA. C’est le chapitre 11. Dans l’Accord de libre-échange entre le Canada et le Panama, elle se trouve au chapitre 9, mais elle a les mêmes effets.
Il y a eu des tentatives pour faire adopter cette disposition à l’échelle mondiale. Certains députés se souviendront peut-être des négociations menées à cet égard au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques. Ces négociations ont commencé à Organisation mondiale du commerce, mais elles se sont enlisées. À l’OMC, on les appelait des accords sur les investissements multilatéraux. Puis, les négociations se sont poursuivies à l’OCDE, et leur nom a changé pour « accord multilatéral sur l’investissement » ou AMI. Les négociations se sont heureusement arrêtées là. C’est grâce à un vaste mouvement d’opposition populaire que ces négociations ont échoué.
C’était la première campagne mondiale que j’ai vue où des groupes communautaires ont utilisé Internet pour entrer en contact. Je me rappelle qu’un parlementaire m’a dit à l’époque qu’il ne pouvait pas s’imaginer que des citoyens canadiens puissent se préoccuper d’accords multilatéraux sur les investissements. Il est revenu me parler quelques jours plus tard après avoir effectué un voyage d’étude. Il m’a dit que, en payant son essence à une station-service de Corner Brook, à Terre-Neuve, il avait vu sur une planchette à pince une pétition visant à empêcher l’adoption des AMI. Cette pétition contenait plusieurs pages de signatures.
Pourquoi les gens au Canada et dans le monde ne veulent-ils pas d’autres dispositions investisseur-État? Je dois dire qu’après que ce concept eut été rejeté par à l’OCDE, surtout grâce à la France, et à d’autres pays arrivés à la rescousse, elles ont abandonné. Par « elles», j’entends les sociétés qui croient que les entreprises devraient détenir plus de pouvoirs que les assemblées législatives élues. L’essence d’une disposition investisseur-État, c’est que les sociétés multilatérales devraient pouvoir avoir préséance sur les assemblées législatives et les parlements démocratiquement élus du monde entier et poursuivre un pays s’il adopte une loi qui leur déplaît. Telle est l’essence d’un telle disposition. Ce n’est aucunement une expropriation, sous une forme traditionnelle quelconque.
Abandonnant l’approche mondiale, on y va maintenant petit à petit, par le biais de traités bilatéraux d’investissement comme celui-ci. On accumule les traités bilatéraux pour remplacer ce qu’on n’a pas pu faire directement dans le cadre d’ une entente mondiale qui permettrait aux sociétés de poursuivre les gouvernements, et ce, même si les mesures prises par ces derniers ne visent pas à nuire au commerce. Ce fut le cas lorsque le Canada a interdit un additif à l’essence toxique ou lorsqu’il a pris des mesures pour interdire l’exportation de déchets contaminés aux BPC, conformément à la Convention de Bâle que j’ai mentionnée tout à l’heure. Il y a aussi eu le cas tragique de la société américaine Metalclad, qui voulait établir un site d’élimination de déchets dangereux à proximité d’une petite collectivité au Mexique du nom de San Luis Potosi. Les citoyens de San Luis Potosi ont refusé, ont dit que le site était trop près de leur source d’approvisionnement en eau et qu’ils ne laisseraient pas cette mégasociété américaine, Metalclad, aménager une installation d’élimination de déchets dangereux. En vertu du chapitre 11 de l’ALENA, Metalclad a poursuivi l’État fédéral du Mexique.
Ce accord signifie que toute société qui a une adresse au Panama peut se prétendre investisseur et poursuivre les municipalités, les provinces ou le gouvernement fédéral du Canada pour n’importe quelle décision qui lui déplaît ou qui l’empêche de réaliser les profits escomptés.
Dans l’affaire de la pauvre petite localité de San Luis Potosi, le Mexique a dû verser à Metalclad presque 17 millions de dollars.
J’ai bien peur qu’il ne me reste plus beaucoup de temps pour parler de cet accord. Je terminerai en disant fermement et clairement que nous devons tirer les leçons des failles du chapitre 11 de l’ALENA et cesser d’inclure de façon systématique et irréfléchie des dispositions investisseur-État dans tous les accords commerciaux que nous négocions.