Les libéraux ont raté leur chance de faire preuve de courage moral

2020-02-25 23:02 [p.1589]

Monsieur le Président, je remercie le bureau du whip du Parti libéral de me permettre de prendre la parole dans le cadre du débat d’urgence de ce soir. Je suis toujours heureuse de pouvoir prendre la parole. C’est un débat très important et, même à cette heure tardive, je tiens à discuter de la situation urgente.
Nous sommes dans une situation d’urgence, c’est vrai, qui est non seulement nationale, mais aussi mondiale.
Évidemment, je ne parle pas de la situation non urgente qui fait l’objet du débat de ce soir. L’entreprise privée en question s’est rendue à l’évidence et a décidé de se retirer d’un projet qu’elle n’aurait probablement jamais pu mener à bien même si elle avait persévéré pour tenter d’obtenir un permis. Le projet était déjà voué à l’échec.
Je parle plutôt de la vraie urgence. Le 17 juin dernier, la Chambre a adopté une motion qui disait ceci:
le Canada est en situation d’urgence climatique nationale, en réponse à laquelle le Canada doit s’engager à atteindre ses objectifs nationaux en matière d’émissions énoncés dans l’Accord de Paris et à procéder à des réductions plus importantes conformément à l’objectif de l’Accord de maintenir le réchauffement planétaire sous la barre des deux degrés Celsius et de poursuivre les efforts pour demeurer sous la barre du 1,5 degré Celsius.
Voilà une véritable urgence. C’est une situation qui ne menace pas seulement notre économie, mais il est certain qu’elle menace aussi notre économie. Elle ne menace pas seulement Saanich—Gulf Islands, l’Alberta ou le Canada. Elle menace le monde entier.
J’invite les députés à prendre le temps de lire le rapport spécial sur la différence entre un réchauffement de 1,5 degré et un réchauffement de 2 degrés. C’est un rapport spécial préparé par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, à la demande de tous les gouvernements qui ont négocié l’Accord de Paris en 2015. On voulait expressément que ce groupe d’experts fournisse cette information à temps pour les négociations de 2018.
Ce rapport d’urgence aurait dû provoquer une onde de choc dans tous les caucus de la Chambre et partout dans le monde, et c’est certainement arrivé dans de nombreux pays, car il indiquait très clairement que la limite de 1,5 degré Celsius ne constitue en rien un objectif politique. C’est la seule façon de garantir à nos enfants un monde habitable. Nous ne parlons pas d’enfants imaginaires et de générations futures, mais d’enfants que nous connaissons. Il est question de nos enfants et de veiller à ce qu’ils aient un monde habitable; il faut que nous limitions le réchauffement à 1,5 degré Celcius.
La température moyenne mondiale peut être un concept difficile à saisir dans un pays comme le Canada, où il fait moins 30 degrés Celcius en hiver et 30 degrés Celcius en été. Une cible de 1,5 degré Celcius ne semble pas si considérable, mais il ne faut pas l’écarter du revers de la main. Il faut comprendre que sur cette planète, il y a 10 000 ans, alors que l’endroit se trouvait sous des milliers de kilomètres de glace, la différence de température moyenne mondiale était de 5 degrés Celcius.
En octobre 2018, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat nous a prévenus que cette cible n’avait rien de particulièrement ambitieux et qu’il était tout à fait possible de l’atteindre si nous nous y mettions sans tarder. Il a été sans équivoque: si nous voulons que nos enfants puissent vivre sur une planète en relativement bonne santé et dans une biosphère qui ne leur sera pas trop hostile, nous devons limiter l’augmentation de la température à 1,5 degré Celsius. Il a ajouté que c’est faisable, mais que, pour y arriver, les émissions mondiales devront baisser de 45 % d’ici 2030.
Maintenant que les libéraux nous ont promis la carboneutralité d’ici 2050, force est de constater que la cible actuelle, qui a été établie par l’ancienne ministre de l’Environnement de Stephen Harper, Leona Aglukkaq, est loin d’être suffisante. Les libéraux n’ont toujours pas de plan qui nous permettra de l’atteindre, mais le problème, c’est qu’elle est déjà insuffisante: il faudrait qu’elle soit deux fois plus ambitieuse pour que le Canada atteigne ses cibles.
Oui, la situation est urgente, parce que si nous ne réduisons pas les émissions mondiales de gaz à effet de serre de 50 % — le Groupe d’experts sur le climat parle de 45 % par rapport aux niveaux de dioxyde de carbone de 2005 —, alors il sera trop tard. Nous n’aurons pas une deuxième chance. Nous allons condamner les générations qui nous suivront à vivre dans un monde inhospitalier, si elles survivent jusqu’à la fin du siècle.
Il est évident que, partout sur la planète, les gens étaient attentifs à la décision qui allait être prise au sujet du projet Frontier de Teck, parce que le Canada a un rôle à jouer dans le monde, un rôle de leader, mais il traîne toujours de la patte. Plus tôt au cours du débat, certains députés ont parlé de ce que font les États-Unis. À l’heure actuelle, c’est vrai, les États-Unis, même sous la présidence de Donald Trump, font mieux que le Canada en matière de réduction des gaz à effet de serre. Cela est attribuable aux actions posées par les gouvernements infranationaux, par les États comme la Californie, New York et le Texas. C’est aussi attribuable aux actions menées par les villes. Le bilan du Canada à cet égard est lamentable, mais nous avons la chance de pouvoir nous rattraper.
La lettre envoyée par 40 récipiendaires du prix Nobel au premier ministre et à la vice-première ministre pour les implorer de ne pas approuver le projet minier Frontier de Teck était sans précédent. La plupart des signataires ont reçu le prix Nobel de chimie, mais l’un d’eux a reçu le prix Nobel d’économie, quelques-uns ont reçu le prix Nobel de médecine et d’autres, celui de littérature, notamment Alice Munro.
Dans cette lettre, on pouvait lire ceci:
Les projets qui favorisent la croissance des carburants fossiles constituent un affront à l’urgence climatique, et le simple fait qu’on débatte de la possibilité de les approuver au Canada devrait être perçu comme un déshonneur. Ce type de projets est tout à fait incompatible avec l’engagement de votre gouvernement à atteindre l’objectif zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2050 […]
La réponse à la crise climatique décidera de ce que l’histoire retiendra de chacun dans les années à venir et, pour être du bon côté de l’histoire, la solution est claire: il faut immédiatement cesser de financer les carburants fossiles et de permettre leur développement et il faut procéder à une transition ambitieuse et juste pour sortir de la production de pétrole et de gaz et se tourner vers la carboneutralité avant le milieu du siècle.
En tant que récipiendaires du prix Nobel, nous vous demandons à votre Cabinet et vous d’agir avec la clarté morale qu’exige la crise actuelle et de rejeter le projet minier Frontier de Teck.
J’invite les députés à y réfléchir. Ces 40 récipiendaires du prix Nobel ont imploré le gouvernement canadien d’agir comme s’il réalisait l’urgence climatique.
Bill McKibben, un des militants écologistes les plus influents du monde et un auteur brillant, a dit un jour que la première règle à observer quand on se trouve dans un trou est celle-ci: arrêtez de creuser. Le Canada se trouve dans un trou très profond. Nous sommes bien loin de notre objectif en matière de lutte contre les changements climatiques, un objectif qui aurait d’ailleurs besoin d’être doublé. Nous ne pouvons pas nous permettre d’ajouter de nouvelles sources de production de gaz à effet de serre. Ce projet aurait été énorme. D’une superficie de plus de 24 000 hectares, il aurait eu deux fois la taille de la ville de Vancouver. Comme on l’indiquait dans le rapport d’évaluation, il aurait causé des dommages irréversibles à l’environnement. Il aurait enlevé la forêt et la tourbière, nui à la faune et entraîné toutes sortes d’autres dommages.
Soit dit en passant, un projet n’a jamais été refusé à l’issue d’une évaluation environnementale au Canada. On entend constamment parler ici d’évaluations environnementales rigoureuses, mais il ne doit pas être si difficile de passer cette étape, car personne n’a jamais essuyé un refus. On n’a jamais refusé un projet de pipeline à l’issue d’une évaluation environnementale au Canada. On n’a jamais refusé un projet d’exploitation de sables bitumineux à l’issue d’une évaluation environnementale au Canada, et ce, peu importe quel gouvernement a rédigé la loi.
Dans ce cas-ci, c’est un projet pour lequel, même après avoir répertorié tous les dommages environnementaux, le comité a conclu que les avantages économiques surpassaient les inconvénients. Toutefois, comme nous l’avons entendu à la Chambre, les données économiques étaient un peu bancales du fait que la société Teck a présenté comme condition préalable à la viabilité de ce projet que le pétrole se vende à 95 $ le baril. C’est ce qui est indiqué dans le rapport. C’est ce sur quoi la société tablait. Comme nous l’avons aussi signalé ici, il n’y avait pas beaucoup d’investisseurs potentiels.
Le premier ministre de notre pays possède peut-être de remarquables talents et l’étendue de ses pouvoirs pourrait peut-être se révéler surnaturelle, mais je n’ai encore rien vu de tel. Je ne pense donc vraiment pas que le premier ministre peut être tenu responsable, comme les conservateurs le voudraient, du prix du baril de pétrole sur le marché mondial. Il n’a pas ce pouvoir.
La réalité, c’est que les investisseurs se détournent des combustibles fossiles partout dans le monde. Le simple fait de dresser la liste des entreprises et des investisseurs qui ont abandonné les sables bitumineux est édifiant. Ces entreprises ont pris cette décision parce qu’elles sont préoccupées par un phénomène qui a été défini par l’ancien gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney. Il parle d’« actifs inutilisables ». Les investisseurs se retrouvent avec du « carbone impossible à brûler ».
Si l’industrie des combustibles fossiles a un avenir devant elle, il ressemble à un jeu auquel nous jouions quand nous étions enfants, soit la chaise musicale. Les gens commencent à se retrouver les quatre fers en l’air parce que les chaises ont disparu. Personne ne veut se retrouver à essayer de trouver la chaise qui est dans les sables bitumineux, l’un des premiers endroits délaissés par les investisseurs parce que le carbone impossible à brûler et les actifs inutilisables sont très coûteux.
La banque centrale de Suède a cessé d’investir dans les sables bitumineux en précisant que cette province est responsable des plus hauts niveaux d’émissions de dioxyde de carbone. La Royal Dutch Shell a délaissé les sables bitumineux en précisant qu’elle ne voulait pas d’actifs inutilisables. ConocoPhillips, Marathon, Total et même l’industrie du coke ont abandonné les sables bitumineux et cessé d’investir dans ceux-ci.
Plus tôt aujourd’hui, des intervenants ont dit que les personnes préoccupées par les changements climatiques appartiennent à des groupes marginaux, qu’elles sont des éco-radicaux et qu’elles n’ont pas vraiment de prise sur le secteur financier. Les députés ne devineront jamais quel éco-radical a déclaré ce qui suit le 14 janvier dernier: « Nous ne pouvons pas exclure des résultats catastrophiques, dans la mesure où la vie humaine telle que nous la connaissons est menacée. »
Il s’agit là d’une suggestion que nous sommes sur la voie de l’extinction. Cette citation ne vient pas de Greenpeace ni du Parti vert. Elle vient d’un document préparé par les économistes de J.P. Morgan qui a fait l’objet d’une fuite.
J.P. Morgan demeurera toujours du mauvais côté de l’histoire pour avoir investi 75 milliards de dollars dans les combustibles fossiles au cours des dernières années, mais même cette banque reconnaît aujourd’hui que nous ne pouvons pas écarter la possibilité de résultats catastrophiques. En fait, elle vient d’ailleurs d’annoncer qu’elle n’investirait plus dans de nouveaux projets liés au charbon ou au forage dans l’Arctique, mais cela tout demeure loin d’être suffisant.
Goldman Sachs est la première grande banque étatsunienne à avoir cessé de financer certaines formes de combustibles fossiles. Elle n’est toutefois pas la seule. BlackRock est l’une des plus grandes sociétés d’investissement au monde. Son PDG a dit que le changement climatique « arrive presque invariablement en tête des problèmes évoqués par les clients de BlackRock à travers le monde ». Le changement climatique est la première question soulevée par ses clients. La société fait des démarches pour se retirer du secteur des combustibles fossiles.
Ma citation préférée sur le sujet vient de Jim Cramer, un observateur de Wall Street et l’animateur d’une émission de télévision que je regarde de temps en temps. L’émission s’appelle Mad Money et il s’agit d’un programme d’investissement diffusé sur CNBC. Il dit ceci: « Les grands fonds de pension nous disent: écoutez, nous allons nous en défaire. » et « J’en ai fini avec les combustibles fossiles. Ils sont finis. »
De toute évidence, les ondes cérébrales du premier ministre ont traversé la frontière et fortement influencé Jim Cramer aux États-Unis. Non, l’idée que le premier ministre puisse être le moindrement responsable de l’annulation du projet Frontier de la société Teck est absurde. Le problème, c’est que le premier ministre ne peut s’attribuer aucun mérite non plus, car le gouvernement du Canada est toujours à la traîne. Nous sommes toujours à contre-courant de l’histoire.
Nous pourrions faire ce qui est nécessaire. La plateforme libérale contient un engagement très prometteur en faveur d’une loi sur la responsabilité climatique. Où est-elle? Quand la verrons-nous? La présente législature ne sera pas très longue. Nous sommes en contexte de gouvernement minoritaire. Penchons-nous sur les dossiers sur lesquels nous pouvons travailler ensemble. La majorité des députés de la Chambre veulent une loi sur la responsabilité climatique qui prévoit des objectifs sur cinq ans plutôt que des objectifs que personne n’a jamais à atteindre.
Cela dit, c’est en 2020 que les objectifs climatiques de Stephen Harper arriveront à échéance. Nous y sommes. Les objectifs ont été négociés par le regretté et merveilleux Jim Prentice. Ils ont été approuvés par un Cabinet qui comprenait le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney. De plus, c’est en 2020 que les objectifs fixés dans l’Accord de Copenhague arrivent à échéance. Par conséquent, d’ici 2020, le Canada ne devrait pas produire plus de 600 mégatonnes de gaz à effet de serre. Selon les dernières données, il en produit 716 ou 717 mégatonnes.
Imaginons que nous pouvons, par magie, atteindre la cible de Stephen Harper. Les politiciens du pays fixent des cibles tout en étant conscients que la date d’échéance dépassera la date de péremption et que quelqu’un d’autre soulignera que la cible a été ratée encore une fois. Voilà pourquoi il nous faut une loi sur la responsabilité en matière de changements climatiques, qui mesure cela tous les cinq ans et prévoit une fonction de vérification indépendante. Ainsi, nous saurions si nous atteignons nos cibles.
Une chose est sûre: la compagnie Teck avait beaucoup de problèmes. Ses mines du Chili connaissent des difficultés notamment financières. La section des affaires des journaux du pays était remplie d’articles à ce sujet. Les articles ne portaient pas sur les lauréats du prix Nobel qui nous ont avertis qu’il serait presque criminel d’approuver le projet Frontier de Teck, compte tenu des coûts pour nos enfants, les générations futures et les peuples du monde entier, si notre pays continue d’augmenter ses émissions de gaz à effet de serre plutôt que de les diminuer. Dans la section des affaires, on trouvait maintes spéculations concernant le PDG de Teck, Don Lindsay, dont le nom a été mentionné à la Chambre ce soir probablement plus souvent que tout autre PDG de l’histoire canadienne. Lindsay a clairement fait savoir que l’entreprise Teck n’avait pas mené d’étude de faisabilité et n’était pas certaine de pouvoir aller de l’avant. Toutefois, il y a à peine un mois, il disait que Teck devrait se voir accorder un permis et qu’il verrait à obtenir les capitaux si le cours devait changer.
Ce projet n’avait aucune chance d’être approuvé, mais les libéraux ont raté leur chance de faire preuve de courage moral. Ils ont raté leur chance de dire clairement qu’ils ne l’auraient jamais approuvé. Comme certains députés libéraux l’ont indiqué, il aurait été facile de dire non. Bon sang, il faut bien que les libéraux adoptent une position claire à un moment donné pendant qu’ils sont au pouvoir. Ils doivent défendre les générations futures et établir une cible en matière de lutte contre les changements climatiques bien avant la conférence de Glasgow en novembre pour que le Canada soit de nouveau un chef de file. Oui, il est encore possible d’imaginer un Canada qui serait un chef de file en ce qui concerne la lutte contre les changements climatiques.
J’ai écouté la réponse gênante des libéraux quand ils ont dit que ce n’était vraiment pas leur faute si le projet Frontier de Teck n’avait pas été approuvé. Ils auraient plutôt dû affirmer haut et fort qu’ils ne l’auraient jamais approuvé. Nous aurions alors pu croire que le premier ministre a une petite idée de ce que signifie être un chef de file en matière de lutte contre les changements climatiques.