La corruption rampante de notre système

PREMIER CONSTAT : Le pouvoir grandissant des partis politiques

Party LogosL’un des plus éminents spécialistes de la démocratie au Canada est M. Peter Russell, professeur émérite à l’Université de Toronto. Son bref ouvrage, intitulé Two cheers for minority government, est une excellente introduction aux menaces qui pèsent actuellement sur notre démocratie. M. Russell écrit que les principaux coupables sont les partis politiques et la concentration excessive du pouvoir entre les mains des chefs des partis :

« En cette ère moderne, plusieurs facteurs combinés ont rendu cette fusion des pouvoirs bien réelle et dangereuse pour la fonction démocratique du parlementarisme. Le premier est l’émergence de partis politiques disciplinés et bien financés, dont les chefs emploient les techniques de publicité de masse pour gagner et conserver le pouvoir. Cette dynamique est favorisée et encouragée par des techniques de gestion publique qui ont pour effet de minimiser le rôle délibératif des élus ainsi que la fonction du Parlement consistant à demander au gouvernement de répondre de ses décisions. » [traduction] (Two cheers for minority government, Toronto : Emond Montgomery, 2008, p. 167)

Au début de notre histoire, les partis politiques ne jouaient pas ce rôle. La notion de « discipline de parti » (voulant que tous les députés votent selon la ligne de parti) n’existait pas. Sir John A. Macdonald qualifiait ses députés de « poissons flottants ». De nos jours, il serait estomaqué de voir des députés de grandes formations politiques appuyer leur parti et voter selon ses instructions – et ce, systématiquement.

Notre Constitution ne fait même pas mention des partis politiques; ceux-ci ne sont pas nécessaires dans notre système. Si je devais réinventer la démocratie, je ne créerais pas de partis politiques.

L’augmentation graduelle du pouvoir des partis politiques a commencé en 1963, année où le Parlement a accepté une nouvelle règle voulant que les grands partis, définis comme ceux comptant plus de 12 députés, obtiendraient des fonds publics afin d’offrir de meilleurs salaires à leurs chefs, whips et autres dirigeants, ainsi que de l’argent pour le personnel de recherche.

Le changement suivant est survenu en 1970, lorsqu’on a modifié la Loi électorale pour pouvoir inscrire sur les bulletins de vote l’affiliation politique des candidats. Jusqu’alors, les électeurs ne voyaient que les noms des aspirants députés – et non le parti politique qu’ils représentaient. Ce changement visait à mieux informer les électeurs, mais, ce faisant, une question se posait : « Comment être sûr qu’un candidat représente bien le parti dont il se réclame? » Et cela a été une erreur. La Loi a été changée pour exiger que les chefs de parti signent les formulaires de présentation de chacun de leurs candidats, afin de s’assurer que ces candidatures soient acceptables pour les partis. D’un seul coup, la Loi électorale venait de donner aux chefs le pouvoir de menacer et de contrôler les membres de leur parti.

Les partis ont continué d’accroître leur pouvoir et leur contrôle, notamment en adoptant des règles voulant que leurs chefs ne pouvaient être élus ou destitués que par les membres du parti réunis lors de congrès nationaux. Cela peut paraître plus démocratique que le système en place dans d’autres pays du Commonwealth, mais cela a eu une conséquence inattendue en donnant au premier ministre canadien plus de pouvoir qu’au premier ministre britannique. En effet, au Royaume-Uni, en Australie et dans toutes les autres nations du Commonwealth, le premier ministre peut être renversé par son caucus (comme cela a été le cas de la Dame de fer, l’ancienne première ministre Margaret Thatcher, qui a été remplacée par John Major, et comme cela s’est aussi produit en Australie récemment.)

DEUXIÈME CONSTAT : L’accroissement des pouvoirs du Cabinet du premier ministre

PMOEn 2013, le Cabinet du premier ministre (CPM) est une agence centrale toute puissante. Dans un contexte de gouvernement majoritaire, il jouit d’un pouvoir et d’un contrôle total – puisqu’il peut annuler des programmes, envoyer des navires de guerre en mission, négocier et signer des traités, ou dans le cas de Kyoto, se retirer de traités – tout cela sans se soucier de l’avis du Parlement.

Avant 1968, le Cabinet du premier ministre comme tel n’existait pas.

En principe, dans notre système, tous les députés sont égaux. Dans les faits, on considère que le premier ministre est le « premier parmi ses pairs ». Au début, les premiers ministres ne voyaient pas leurs fonctions comme un emploi à temps plein, puisqu’ils officiaient aussi en même temps comme ministres de la Justice. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le rôle du Parlement du Canada s’est réduit alors que celui du Cabinet s’est accru. Après la fin de la guerre, le Parlement n’a pas regagné ses pouvoirs complètement. Le thème récurrent, dans l’histoire de notre démocratie, c’est une centralisation du pouvoir sans cesse croissante.

C’est le premier ministre Pierre Trudeau qui a inventé le Cabinet du premier ministre. Lorsque son prédécesseur, Lester B. Pearson, était au pouvoir, le bureau du premier ministre ne comptait que quelques commis aux dossiers et sténographes. Trudeau, quant à lui, voulait pouvoir coordonner les activités des membres de son Cabinet, ce qui l’a amené à s’entourer d’un personnel politique élargi. Depuis lors, tous les premiers ministres qui se sont succédé ont étendu le rôle du Cabinet, maintenant universellement connu sous le nom de « CPM ».

Même si les anciens premiers ministres ont chacun à leur tour augmenté graduellement les pouvoirs du CPM, Stephen Harper l’a fait dans des proportions inégalées. Il y consacre environ 10 millions de dollars par année, à même les fonds publics, sans rendre de comptes à qui que ce soit. Toutes ses fonctions sont partisanes et visent à défendre les intérêts du parti majoritaire en s’accrochant à ce pouvoir.

Peu importe qui occupe le poste de premier ministre ou quel parti est au pouvoir, cet énorme pouvoir dont jouit le CPM est malsain.

TROISIÈME CONSTAT : Réduction de la taille d’une fonction publique professionnelle et respectée; élimination des preuves

MuzzledMême si le CPM n’avait pas autant de pouvoir jusqu’en 1968, depuis 1940, il existe un bureau chargé de coordonner la fonction publique : le Bureau du Conseil privé (BCP).

Le rôle du Bureau du Conseil privée consiste à fournir des conseils non partisans, à superviser la fonction publique fédérale et à offrir un fondement solide à l’établissement de politiques publiques. Le Bureau doit demeurer exempt de tout contrôle partisan. Je me souviens qu’Alex Himelfarb, alors qu’il était greffier du Conseil privé (titre pour désigner le chef de la fonction publique et le sous-ministre du premier ministre), qualifiait la séparation essentielle entre le CPM et le BCP de « pare-feu chinois ». Les messages pouvaient passer entre le CPM et le BCP, mais le Bureau du Conseil privé ne pourrait jamais devenir un instrument du bras politique (CPM).

La relation entre les deux est complexe. Bien sûr, les fonctionnaires doivent suivre les instructions et mettre en œuvre les politiques sous la gouverne des différents partis politiques qui se succèdent au pouvoir. Après des élections et un changement du parti au pouvoir, la fonction publique doit fournir les conseils appropriés et se conformer aux directives ainsi qu’aux instructions des nouveaux dirigeants politiques.

Ce qui est inacceptable, c’est que le BCP « trafique les comptes » pour aider à faire passer un argument politique. Le BCP doit s’en tenir aux faits et ne pas les travestir pour le bénéfice du gouvernement en place. Et c’est pourtant exactement ce qui se produit actuellement.

Le pare-feu entre le CPM et le BCP ne fonctionne plus.

L’élaboration de politiques publiques n’est désormais plus qu’un semblant de bonne gouvernance. L’apparence externe d’un gouvernement de Cabinet fonctionnel appuyé par une fonction publique non partisane demeure intacte, mais en réalité, rien n’est normal.

Qu’est-ce qui me fait croire cela? Voici quelques-uns des exemples qui me viennent à l’esprit :

  • Le rapport 2012 d’Environnement Canada sur les émissions de gaz à effet de serre, indiquant que nous sommes à mi-chemin de notre cible (de 607 Mt d’ici 2020), est essentiellement un exercice de relations publiques. Cela n’a aucune commune mesure avec ce sur quoi avait tablé le commissaire à l’environnement et au développement durable, et contredit également la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie (qui n’existe plus). Ce rapport dit notamment que d’ici 2010, nos émissions auront diminué de 720 Mt par année, alors que 720 Mt c’est plus que les niveaux de 2010. Le rapport de 2013 dit aussi que les émissions auront atteint 734 Mt, et si on se fie aux interprétations, on est sur la bonne voie.
  • Le ministère des Transports du Canada a affirmé dans un communiqué de presse que son rapport à la Commission conjointe d’examen concernant le projet Enbridge disait que les superpétroliers pouvaient acheminer de manière sécuritaire du pétrole bitumineux de Kitimat, en Colombie-Britannique, jusqu’en Asie. Le rapport ne fait pourtant jamais mention des risques associés à la navigation; il ne dit rien non plus sur le temps et la distance nécessaires à un pétrolier pour s’arrêter, et reste aussi muet sur une dizaine d’autres éléments fondamentaux. En fait, le rapport ne dit pas que le pétrole peut être transporté en toute sécurité. Il se contente de dire qu’il n’existe pas de « difficultés réglementaires ». On croirait que les gens qui l’ont rédigé se sont fait dicter quoi écrire; ce rapport ne ressemble pas à un examen ministériel réalisé de bonne foi.
  • On a affirmé que personne, à Statistique Canada, ne s’était objecté à l’élimination du questionnaire détaillé du Recensement, alors qu’il était très clair que le Ministère était contre.
  • Récemment, un collègue m’a parlé d’un ami avocat travaillant à Justice Canada qui avait failli démissionner. On lui avait demandé un avis juridique, en lui faisant comprendre à l’avance ce que cet avis devait contenir.

Cela signifie que la fonction publique est totalement infiltrée par la pression politique. La première phase de ce processus d’infiltration a été de museler les scientifiques, puis de procéder à des mises à pied massives, afin de s’assurer que le moral du personnel serait au plus bas. La deuxième étape a consisté à commander des rapports présentant certains points de vue, plutôt que de demander une évaluation objective de la situation. Les rapports du gouvernement ne sont plus non partisans.