Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation (le projet de loi C-36)

Elizabeth May : Monsieur le Président, comme le savent les députés, il est rare que je ne me sois pas prévalue, en ma qualité de chef du Parti vert du Canada et de députée de Saanich—Gulf Islands, de la possibilité de présenter des amendements à l’étape de l’étude en comité depuis l’adoption des nouvelles règles l’automne dernier. Dans ce cas-ci, je ne m’en suis pas prévalue, parce qu’amender le projet de loi était mission impossible.

[nvI8A_EiG6E]

Néanmoins, pour les projets de loi que je trouve préoccupants, je me suis présentée devant le comité qui en est saisi pour présenter des amendements de fond. Dans le cas du projet de loi C-36, aucun amendement que j’aurais pu proposer n’aurait permis de combler ses lacunes. Voilà pourquoi, monsieur le Président, je vous remercie d’avoir lu les motions visant à supprimer tous les articles du projet de loi au motif qu’il est irréparable.

Comment en sommes-nous arrivés là? Comme nous le savons tous, la Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt Bedford, que nos lois actuelles concernant la prostitution sont inconstitutionnelles, car elles violent la Charte canadienne des droits et libertés.

Dans l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés, on peut trouver une phrase importante qui est un principe primordial pour les Canadiens et les Canadiennes: « Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. »

Dans la cause Bedford, la Cour suprême a conclu que cet article de la Charte canadienne des droits et libertés n’est pas respectée dans les lois ou dans le Code criminel du Canada en ce qui concerne les travailleuses du sexe qui sont menacées par l’état des lois au Canada.

Puisque la Cour suprême a déterminé que nos lois en matière de prostitution ne permettaient pas de faire respecter le droit à la sécurité de ces personnes, qui vivent déjà en marge de la société et se trouvent dans une position difficile, et que compte tenu des lois s’appliquant à la prostitution au pays, elles étaient encore plus marginalisées et ostracisées et devaient travailler dans la clandestinité, il nous qu’il incombait, en tant que parlementaires, de proposer une approche axée sur le respect et la protection des travailleurs de l’industrie du sexe, pour qu’ils ne soient pas tenus de travailler dans la clandestinité.

Après la publication de l’arrêt Bedford, je pensais que nous aurions une réponse du Parlement — une réponse du ministre de la Justice — qui tiendrait compte du message lancé par la Cour suprême du Canada.

Ironie du sort, plus tôt ce matin, j’ai assisté à un symposium international sur la violence fondée sur le sexe et la santé, qui avait lieu à quelques coins de rue d’ici, à l’hôtel Novotel, sur la rue Nicholas. Des chercheurs des quatre coins du Canada ont présenté le fruit de leurs recherches sur le sujet à des gens du monde entier. Il s’agit d’un projet de collaboration en sciences sociales mené au Canada, qui porte sur la violence fondée sur le sexe et la santé. Ce projet a été financé par les Instituts de recherche en santé du Canada.

J’y suis restée assez longtemps, avant de revenir ici pour le débat sur le projet de loi C-36, pour entendre les conclusions préliminaires de ces travaux menés partout au Canada. J’ai été heureuse de constater que des gens de ma propre région, de l’Université de Victoria et du service de police de la ville de Victoria, ont participé à ce projet de recherche.

Le projet de recherche ne visait que les travailleurs de l’industrie du sexe qui étaient âgés de plus de 19 ans et qui n’étaient pas victimes de la traite des personnes, une pratique horrible qui fait en sorte que ces gens n’ont aucun droit. Je tiens à ce que les choses soient parfaitement claires: même si le Parti vert est contre le projet de loi C-36, nous pensons tout de même que la loi doit être appliquée dans toute sa rigueur pour sévir contre ceux qui exploitent des mineurs et des victimes de la traite des personnes à des fins sexuelles. Nous croyons que les lois en la matière doivent être renforcées et que les lois en vigueur à l’heure actuelle suffisent pour établir une distinction entre ceux qui pratiquent la prostitution de façon générale et les travailleurs exploités âgés de moins de 19 ans, qui sont victimes de la traite des personnes à l’échelle internationale et qui ne peuvent pas se prévaloir des droits qui devraient leur être conférés par la loi.

Comme je l’ai dit, des résultats de travaux de recherche financés par les Instituts de recherche en santé du Canada ont été publiés aujourd’hui. Il s’agit de travaux menés en collaboration dans six villes canadiennes par certains de nos chercheurs les plus compétents dans le domaine des sciences sociales. Ces derniers ont examiné la vie de travailleurs du sexe qui n’étaient pas âgés de moins de 19 ans ni victimes de la traite de personnes.

Les instituts ont constaté qu’un élément d’information fondamental relevé dans les travaux de recherche antérieurs était intuitif et qu’il correspondait à l’interprétation donnée par la Cour suprême du Canada. Il s’agit du fait que les lois à caractère punitif et les mesures qui, dans notre contexte social, auraient pour effet de stigmatiser davantage les travailleurs du sexe rendraient ceux-ci encore plus vulnérables et moins susceptibles d’avoir accès aux mécanismes de soutien et de protection qu’offre la société.

Dans sa décision, la Cour suprême du Canada a indiqué clairement au Parlement qu’il devait trouver une façon de veiller à ce que les travailleurs du sexe ne soient pas poussés à exercer leurs activités dans l’ombre et à ce qu’ils ne soient pas encore plus stigmatisés.

C’est une tragédie, car des vies sont en jeu. On ne parle pas de slogans électoraux ou de mesures destinées à aller chercher le vote de la base conservatrice. Ce problème va au-delà de la partisanerie. La Cour suprême du Canada a demandé au Parlement de veiller à ce que les dispositions législatives portant sur la prostitution respectent l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Le projet de loi C-36 constitue un véritable échec à l’égard de cette exigence fondamentale. Il ne fera absolument rien pour améliorer la sécurité des travailleurs du sexe. Cette mesure législative fait fausse route. D’ailleurs, plusieurs commentateurs du secteur juridique ont fait remarquer que ce projet de loi aurait pour effet de rendre le commerce du sexe encore plus dangereux.

Pour aider les gens à comprendre la situation, j’aimerais citer quelques commentaires formulés par le ministre de la Justice lors d’une conférence de presse tenue en juin dernier, au moment de la présentation du projet de loi C-36. Je vais citer un échange entre le ministre et les journalistes.

Voici ce qu’a déclaré le ministre de la Justice:

Nous savons que certaines prostituées ont moins de 18 ans. Si elles se trouvaient en présence d’autres prostituées à 3 heures du matin dans le but de vendre des services sexuels, elles pourraient être arrêtées.

La question suivante lui a été posée par la presse:

Ce serait toujours considéré comme une infraction criminelle?

Ce à quoi le ministre de la Justice a répondu:

C’est bien cela, puisque les services sont vendus en présence d’un mineur.

La journaliste a ajouté:

Donc, si deux prostituées de 17 ans se trouvent ensemble au milieu de la nuit dans ce qui serait considéré comme un lieu public, elles commettent une infraction criminelle, est-ce bien cela?

Le ministre de la Justice a répondu:

Si elles vendent des services sexuels, oui.

Un autre journaliste a alors dit:

On les encourage donc à rester seules, ce qui met en péril leur sécurité.

Le ministre de la Justice a répondu:

Bien sûr que non, nous ne les encourageons pas à faire quoi que ce soit. Elles ne sont pas forcées de vendre des services sexuels.

Cette réponse ne tient pas compte de la réalité. Si nous voulons prendre au sérieux la décision de la Cour suprême dans l’affaire Bedford, nous devons tout mettre en oeuvre pour encourager les travailleurs et les travailleuses du sexe à rester ensemble, à demeurer à proximité les uns des autres et à se protéger entre eux. Il faut comprendre la distinction entre offrir des services sexuels dehors ou à l’intérieur. Tout ce qui favorise le commerce du sexe dans la rue et la clandestinité rendra la vie des travailleuses et travailleurs du sexe plus dangereuse.

Cela m’amène à la partie suivante du projet de loi C-36, qui est probablement inconstitutionnelle et qui porte sur l’interdiction de faire la publicité de services sexuels, plus précisément sur l’interdiction de communiquer dans le but de rendre des services sexuels moyennant rétribution.

Aux termes du projet de loi C-36, ces activités seraient illégales, à moins que les travailleuses et travailleurs du sexe communiquent directement. En d’autres termes, faire de la publicité serait illégal. Ainsi, la prostituée ne pourrait plus avoir recours à un intermédiaire. La travailleuse ou le travailleur du sexe n’aurait plus la possibilité de demander une espèce d’évaluation, un moyen quelconque de ne pas avoir à négocier directement avec le client dans la clandestinité, et cela rendrait sa vie plus dangereuse.

La décision Bedford nous sert de guide à cet égard. La cour a déclaré ce qui suit:

En interdisant la communication en public à des fins de prostitution, la loi empêche les prostituées d’évaluer leurs clients éventuels, ainsi que de convenir de l’utilisation du condom ou d’un lieu sûr. Elle accroît ainsi sensiblement le risque couru.

Le projet de loi C-36 est rédigé comme si la Cour suprême du Canada ne nous avait donné aucune orientation, comme si nous procédions à l’aveuglette, sans tenir compte des restrictions auxquelles seront soumises la communication et la publicité pour demeurer légales au Canada.

C’est comme si la décision Bedford ne nous avait donné aucune orientation, parce que le projet de loi ne semble avoir pour objet que la création d’une nouvelle infraction, c’est-à-dire la publicité pour la vente de services sexuels, et cela rendra plus dangereuse la vie des travailleuses et travailleurs du sexe.

Je pourrais continuer indéfiniment, mais je sais que mon temps est écoulé.

Je veux seulement dire que la loi ne servirait qu’à rendre la vie de centaines de travailleuses du sexe plus difficile et plus dangereuse.