Pourquoi le premier ministre a-t-il des objectifs plus ambitieux pour les sables bitumineux que pour les champs de pétrole?

Le premier ministre a comme objectif de produire quotidiennement 6 millions de barils de pétrole à partir des sables bitumineux. Cet objectif, sur lesquels reposent ses politiques étrangère et commerciale, va à l’encontre de nos engagements dans la lutte contre les changements climatiques, tue notre capacité scientifique et déséquilibre notre économie en favorisant un produit au détriment des autres.

L’ancien président des États-Unis, G. W. Bush, a déjà été filmé alors qu’il parlait de la « vision du projet machin-chose » de M. Harper. Des commentateurs ont laissé entendre que le premier ministre n’a pas exposé d’idée claire. Si les Canadiens s’interrogent sur celle-ci, ils n’ont qu’à regarder les mesures prises pour vider de leur substance des lois qui pourraient régir le rythme du développement des carburants fossiles, pour museler et arrêter la recherche scientifique, qui pourrait remettre en questions les effets de ce développement, ainsi que pour attirer les investisseurs chinois afin de soutenir la croissance galopante des sables bitumineux, au point d’en faire une obsession. M. Harper a bien dit viser les 6 millions de barils de pétrole par jour, le triple de la production courante. Quel objectif étrange pour un gouvernement. Il me semble que tous les domaines politiques convergent vers cet objectif.

Fait guère étonnant, les demandes d’accès à l’information de Mike de Souza, journaliste de Postmedia, ont révélé que le gouvernement considérait l’oléoduc Northern Gateway d’Enbridge comme hautement prioritaire lors de la rédaction du budget de 2012. On ne doit donc pas s’étonner de l’abrogation de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale et de son faible substitut proposé dans le projet de loi omnibus sur le budget, de l’édulcoration de la Loi sur les pêches, du remaniement de la Loi sur la protection des eaux navigables pour exclure les pipelines de la liste des obstacles à la navigation et de la modification radicale de la Loi sur l’Office national de l’énergie pour permettre au Cabinet de renverser des décisions de l’Office. Et maintenant on apprend que la Loi sur les espèces en péril sera elle aussi « simplifée »…

En même temps, on assiste à la destruction sans précédent de notre capacité scientifique. Depuis le printemps 2012, sous prétexte de décisions du ministère des Pêches et Océans et d’Environnement Canada, on a renvoyé plus de 70 scientifiques qui travaillaient au programme sur les contaminants marins. De plus, le gouvernement a annoncé qu’il mettait fin au financement du programme de renommée mondiale, Région des lacs expérimentaux (formée de 58 lacs dans l’ouest de l’Ontario, le seul endroit au monde où sont menées des expériences sur des lacs entiers pour étudier les écosystèmes d’eau douce), et qu’il fermait non seulement le Laboratoire de recherche atmosphérique dans l’environnement polaire (la station de recherche la plus près du pôle Nord où on observe les changements climatiques et l’appauvrissement de l’ozone), mais aussi beaucoup d’autres d’organismes de surveillance des industries polluantes, de centres de recherche sur l’adaptation aux changements climatiques et de la Fondation canadienne pour les sciences du climat et de l’atmosphère. La seule entité de consultation du gouvernement au sujet du développement durable restante était la Table ronde nationale sur l’environnement et l’économie, et elle vient d’être abolie.

Les conservateurs pourraient arriver à nous faire croire que ces coupes sont des mesures d’austérité nécessaires, si ce n’était que leur somme est inférieure aux montants dépensés par eux, pour continuer à se payer des publicités vantant leurs accomplissements éclatants. En effet, le gouvernement a dépensé 28 millions de dollars pour le bicentenaire de la guerre de 1812, 5 millions pour le centenaire du Stampede de Calgary et  5 millions pour le centenaire de la coupe Grey. Il est difficile de considérer la suppression de la capacité scientifique autrement que comme une attaque anticipée contre les données scientifiques.

La volte-face de Harper à l’égard de la Chine constitue la preuve la plus flagrante que la croissance du secteur des sables bitumineux est le moteur de la politique étrangère du premier ministre. Lorsqu’il a été élu à la tête du pays, il ne cachait pas sa réticence face à la république populaire de Chine. Même si j’approuve fortement les pressions qu’il a exercées sur la Chine en ce qui concerne les droits de la personne, il levait trop le nez sur la Chine, ce qui nuisait aux relations diplomatiques. De nos jours, Stephen Harper foule souvent le sol chinois et veut satisfaire son besoin impérieux d’être populaire et de se faire photographier avec des leaders qu’il évitait auparavant, comme Bo Xilai aujourd’hui tombé en disgrâce.  Même que M. Harper apparaît sur la dernière photo de Bo Xilai avant qu’il ne soit poursuivi au criminel.

Comment expliquer cette volte-face? Le gouvernement s’est-il rendu compte qu’il manquait de capitaux provenant des marchés libres pour financer les sables bitumineux? Afin de pouvoir atteindre l’ambitieux objectif de croissance (pas celui de l’industrie, mais bien celui de Stephen Harper), il fallait des investissements chinois. Pour pouvoir garantir ceux-ci, Harper a balayé du revers de la main toutes les questions relatives aux droits de la personne en Chine ainsi qu’à la souveraineté et la sécurité nationale du Canada.

Le traité sur les investissements entre le Canada et la Chine a été déposé à la Chambre le 26 septembre, sans qu’il soit débattu, ni étudié en comité, ni mis aux voix. D’après les règles de procédure sur les affaires étrangères, le traité pourrait être ratifié par décret dès le 2 novembre et liera le Canada pendant au moins 15 ans. Si jamais un futur gouvernement souhaitait s’en retirer, il lui faudra donner un préavis d’un an , et les sociétés d’État chinoises ayant déjà investi au Canada continueront de bénéficier du traité pendant 15 ans. En quoi?

Les sociétés d’État chinoises pourraient demander des indemnités si des mesures de tout ordre de gouvernement réduisaient les profits escomptés. Ces demandes seraient négociées sous le sceau du secret pendant six mois et, en cas d’achoppement, étudiées par un jury de trois arbitres, toujours à huis clos, dans la suite d’un hôtel pour décider si la législation canadienne est « arbitraire ». Ses décisions sont finales. Qui plus est, pour conserver ses ressources naturelles, le Canada (ou tout ordre de gouvernement) pourra y parvenir seulement s’il réduit sa propre exploitation des ressources.

En bref, l’objectif d’une production quotidienne de 6 millions de barils de pétrole tirés des sables bitumineux est le moteur de nos politiques étrangère et commercial, va à l’encontre de nos engagements climatiques, tue notre capacité scientifique et déséquilibre notre économie en favorisant un produit au détriment des autres. Sauf que personne ne semble savoir pourquoi le premier ministre a des objectifs plus ambitieux pour les sables bitumineux que pour les champs de pétrole et pourquoi il a imposé un rythme d’exploitation inexplicable ou indéfendable.