Elizabeth May : Monsieur le Président, j’aimerais tout d’abord remercier le député de Thunder Bay—Superior-Nord d’appuyer ces motions.
Comme le savent les députés, cette mesure législative fait suite à l’abandon du projet de loi C-30, qui portait le nom évocateur de Loi sur la protection des enfants contre les cyberprédateurs. Je suis tout à fait consciente qu’il est urgent d’agir.
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Le projet de loi C-55 découle directement de la décision rendue par la Cour suprême dans l’affaire R. c. Tse, selon laquelle les dispositions qui régissent actuellement le pouvoir d’écoute électronique en cas d’urgence ne sont pas conformes à la Charte. La Cour a suspendu l’effet de son jugement pour 12 mois, afin que la Chambre puisse modifier les articles correspondants du Code criminel et les rendre conformes à la Charte. Le compte à rebours a commencé quand la Cour a rendu sa décision, le 13 avril 2012. Il ne nous reste que peu de temps pour régler ces problèmes.
Avant de parler des amendements que je propose, j’aimerais tout d’abord souligner que j’appuie le projet de loi C-55. Dans l’ensemble, cette mesure est bien conçue. Elle fera en sorte que le pouvoir extraordinaire qui permet à l’État de procéder, sans mandat, à des écoutes électroniques en cas d’urgence —un geste qui constitue une atteinte flagrante à la vie privée des citoyens — soit assorti de l’obligation de n’exercer ce pouvoir que dans des circonstances urgentes, qui répondent à certains critères. Selon l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire R. c. Tse, pour que ce pouvoir soit conforme à la Charte, il faut mettre en place des mécanismes de surveillance appropriés.
Mes amendements visent précisément à éviter que le projet de loi C-55 soit invalidé par un autre tribunal parce que nous n’aurons pas réussi à mettre en place les dispositions de surveillance adéquates et parce que nous n’aurons pas réussi à atteindre le juste équilibre que la Cour suprême a recommandé.
Je prends un instant pour parler de la façon dont ont évolué les décisions de la Cour suprême dans ce domaine au cours des dernières années. Notre principal fondement est relativement récent. Le précédent créé par la Cour suprême du Canada dans le domaine, date de 1990. En effet, dans l’affaire R c. Duarte, le juge La Forest affirme:
[…] le principe général que la surveillance électronique d’un particulier par un organe de l’État constitue une fouille, une perquisition ou une saisie abusive au sens de l’article 8 de la Charte.
Il faut suivre l’évolution des décisions des tribunaux pour comprendre la justification des articles 183 et 184 du Code criminel, qui habilitent l’État à mettre sur écoute électronique des communications privées, sans mandat et sans aucune forme de contrôle judiciaire.
Un nouveau précédent créé par la Cour suprême du Canada dans l’affaire R c. Tse justifie maintenant cette pratique. En effet, dans une décision majoritaire, cette instance a conclu qu’effectivement, en situation d’urgence, comme dans le cas d’un enlèvement ou d’un autre acte criminel où une vie est en danger, lorsque le temps ne permet vraisemblablement pas de demander un mandat à un juge, cette pratique sera désormais acceptable au regard de la Charte.
Ce qui n’est pas acceptable au regard de la Charte, c’est quand ce pouvoir n’est pas adéquatement contrôlé. Je crois qu’il faut insister sur ce point fondamental. L’écoute constitue une intrusion dans la vie privée de Canadiens et, dans toutes autres circonstances, elle serait considérée comme une violation de la Charte. La Chambre doit articuler très prudemment cette rare exception où elle autorisera l’État à s’ingérer dans les communications personnelles.
Ça m’inquiète parfois d’entendre des gens dire: « Pourquoi devrions-nous être préoccupés de la mise sur écoute des criminels? Seules les personnes ayant quelque chose à cacher en seraient préoccupées. »
Au Canada, nous devons toujours nous rappeler pourquoi nous tenons à la Charte des droits et libertés et pourquoi, avant son avènement, les démocraties occidentales, l’empire britannique, la common law ainsi que les pratiques et les principes, comme celui de la primauté du droit, respectés depuis des siècles, ont établi que l’État n’a pas d’affaire à envahir le domicile des gens. On parle littéralement d’enfoncer des portes, de pénétrer dans les maisons et d’envahir la vie privée des gens, et à notre époque, l’écoute électronique fait partie de ces méthodes invasives.
Nous devons, presque constamment, nous rappeler pourquoi les libertés civiles sont importantes, car non seulement avec le projet de loi qui nous occupe, mais aussi avec d’autres qui ont été adoptés à la Chambre, nous constatons que le respect des libertés civiles s’effrite, et qu’on tente de justifier cela en disant que ce ne sont que les criminels qui devraient s’en inquiéter, et que ce ne sont pas tant les criminels, mais plutôt les victimes, que nous devrions considérer. Une personne qui voit ses libertés civiles bafouées injustement par l’État n’est pas moins une victime qu’une autre personne qui se fait agresser dans la rue. Nous devons faire attention aux libertés civiles. Voilà pourquoi je propose ces amendements.
Dans l’affaire R. c. Tse, la cour a établi très clairement que le Code criminel ne prévoit aucune mesure de reddition de comptes adéquate. Puisque la cour n’a pas du tout précisé la forme que devraient prendre ces mesures, c’est ce que le projet de loi C-55 propose de faire. Toutefois, ces mesures résisteront-elles à une contestation devant la Cour suprême en vertu de la Charte? J’exhorte les autres députés à voter en faveur de ma proposition, qui vise à améliorer les mesures de reddition de comptes de manière à ce qu’il soit beaucoup plus difficile pour un tribunal d’invalider le projet de loi.
En vertu des amendements que je propose, les communications interceptées exigeraient un rapport du procureur général, qui inclurait toutes les preuves d’écoute électronique qui n’ont pas donné lieu à des accusations et qui forcerait le policier à indiquer les motifs raisonnables qui l’ont incité à faire une demande d’écoute électronique sans mandat. Nous consignerions et rapporterions le plus de renseignements possible afin de nous assurer que le processus de surveillance prévu dans le projet de loi C-55 résisterait aux éventuelles contestations fondées sur la Charte.
Mes amendements sont fondés essentiellement sur les recommandations de trois groupes qui ont comparu devant le Comité permanent de la justice et des droits de la personne: l’Association du Barreau canadien, l’Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique et l’Association des avocats criminalistes. Ces trois organismes ont recommandé les amendements que je propose aujourd’hui, ainsi que leur formulation.
Ces amendements visent à rendre obligatoire la publication du nombre de personnes dont les communications ont été interceptées, mais qui n’ont pas par la suite fait l’objet d’accusations. Ils visent également à enregistrer et à consigner la raison pour laquelle le policier a fait une demande d’interception et permettraient de garantir que, si des autorisations judiciaires sont obtenues à l’avenir pour les mêmes motifs que l’interception en vertu de l’article 184.4 du Code criminel, les preuves recueillies de cette façon pourraient être jugées inadmissibles.
L’autre élément que je veux mentionner brièvement ne faisait pas partie de la chose jugée de l’arrêt R c. Tse, mais était certainement un obiter dictum important. Je parle de l’inquiétude de la cour quant à la définition trop large du terme « agents de la paix ». J’aimerais citer la décision unanime de la cour sur cette question. Au paragraphe 57 de l’arrêt R c. Tse, la cour précise ce qui suit:
Nous émettons nous aussi des réserves sur la multitude de personnes qui, par le jeu de la définition large du terme « agent de la paix », sont habilitées à employer les mesures extraordinaires prévues à l’art. 184.4. Il se peut que cette disposition soit vulnérable sur le plan constitutionnel pour cette raison.
Je ne veux pas dire que le ministre de la Justice n’a pas tenu compte de cet obiter dicta. Le projet de loi C-55 révisé n’utilise plus l’expression « agent de la paix ». À l’article 2 du projet de loi C-55 révisé, cette expression a été remplacée par le terme « policier », car « agent de la paix » avait une portée excessive et pouvait désigner n’importe qui, comme les maires, les préfets et ainsi de suite. Toutefois, la définition contient un élément dont la portée est excessive, et je cite:
« policier » S’entend d’un officier ou d’un agent de police ou de toute autre personne chargée du maintien de la paix publique.
Je demeure inquiète malgré le témoignage très intéressant que nous avons entendu. Je remercie d’ailleurs le porte-parole de l’opposition en matière de justice d’avoir approfondi la question auprès du ministre de la Justice. Je suis moins optimiste quant au fait de laisser l’expression « ou de toute autre personne ». Par conséquent, l’un des amendements que je propose consiste à supprimer « ou de toute autre personne » de façon à préciser davantage le projet de loi et à veiller à ce qu’il ne soit pas vulnérable sur le plan constitutionnel.
En conclusion, les amendements que je propose visent à garantir que le projet de loi C-55 résistera à toute contestation fondée sur la Charte et je recommande aux députés de les adopter.