Elizabeth May : Monsieur le Président, je ne peux pas dire que je suis heureuse d’intervenir au sujet d’un autre projet de loi omnibus, le projet de loi C-31.
Il s’agit, encore une fois, d’un projet de loi omnibus contenant plusieurs mesures d’autres projets de loi. Or, compte tenu du processus de la Chambre, il n’est pas possible d’en faire une étude suffisante.
Mon suivi d’aujourd’hui porte sur le budget déposé le 11 février 2014. En fait, il faudrait utiliser un autre terme pour décrire ces documents. Peut-être pourrait-on parler de « grosse brochure annuelle », puisqu’il ne s’agit vraiment plus d’un budget, un fait dont les Canadiens devraient être conscients.
Celui-ci porte le titre de « Loi no 1 sur le plan d’action économique de 2014 ». On peut donc s’attendre à ce qu’il soit suivi d’un autre projet de loi omnibus. Notons que la mesure présentée ne tient pas compte du fait que, sous le gouvernement actuel, la dette du Canada a augmenté de 123 milliards de dollars. Elle n’explique pas non plus que l’augmentation de la dette et les coupes touchant des services auxquels nous tenons sont dues, du moins en partie, au fait que le taux d’imposition des sociétés en vigueur au Canada est le plus bas de tout le monde industrialisé, s’établissant à la moitié environ du taux en vigueur aux États-Unis.
J’aimerais maintenant faire la lumière sur un mythe maintes fois répété à la Chambre, selon lequel tous les autres partis ont présenté des projets de loi omnibus d’exécution du budget. Cette affirmation n’est pas seulement un mythe, elle est complètement fausse. Le plus gros projet de loi omnibus présenté par le passé remonte à 2005, alors que le gouvernement du premier ministre Paul Martin avait présenté une mesure d’environ 120 pages.
Les tollés de l’opposition — le même parti qui forme le gouvernement actuel — avaient été tels que des articles ont été retirés complètement du projet de loi, y compris une disposition qui visait à modifier la Loi sur la protection de l’environnement pour permettre la réglementation des gaz à effet de serre. Tout cela s’est produit parce que l’opposition avait clamé haut et fort que 120 pages, c’était beaucoup trop pour un projet de loi omnibus d’exécution du budget.
Le gouvernement actuel détient donc le record des plus longs projets de loi de tous les temps. Pire encore, comme le dit une chanson de Bruce Cockburn, « le problème avec l’ordinaire, c’est qu’il empire toujours ».
Nous devons désormais nous attendre à recevoir deux projets de loi omnibus d’exécution du budget chaque année, un premier de 400 pages, et un deuxième de 400 pages. C’est donc dire qu’un fort pourcentage des mesures législatives traitées à la Chambre sont contenues dans ces projets de loi omnibus, des outils qui vont à l’encontre de la démocratie et représentent un abus du processus parlementaire, et qu’il faut dénoncer sans relâche.
Le présent projet de loi C-31, un projet de loi omnibus d’exécution du budget qui fait 362 pages, contient de nombreux éléments positifs. De toute évidence, on peut se réjouir que les frais de stationnement à l’hôpital soient exemptés de la TPS et que les familles bénéficient d’un allègement fiscal quand elles adoptent un enfant. Je voterais volontiers en faveur de certains éléments proposés, dont la section 5, qui parle d’augmenter le nombre de juges en Alberta et au Québec. Ce sont des changements positifs.
Mais qu’en est-il des dispositions qui méritent une étude approfondie? Leur liste est vraiment très longue. Je veux attirer l’attention de la Chambre sur 40 pages de cette brique, allant de la page 91 à la page 131. Il s’agit de modifications à la Loi sur les produits dangereux et de modifications corrélatives à d’autres lois. Si l’on en croit le site Web de Santé Canada, il n’y a là que de bonnes idées. C’est peut-être vrai, mais elles n’en méritent pas moins d’être étudiées à part. Ces modifications comprennent de nombreux détails que nous ne connaissons pas.
Elles sont censées mettre en place le Système général de classification et d’étiquetage afin d’assurer la sécurité des matières dangereuses utilisées au travail. Il est très important pour nous d’étudier adéquatement cette question. Certains secteurs de notre économie sont actuellement exemptés des dispositions du Système d’information sur les matières dangereuses utilisées au travail, y compris les pesticides, les produits de consommation, les aliments et les drogues. Un système général permettra d’importer ces produits, mais nous ne savons pas vraiment de quelle façon le Canada agira et ne l’apprendrons pas en procédant à l’étude sommaire que nous serons autorisés à faire dans le cadre d’un projet de loi omnibus budgétaire. Les dispositions en question occupent 40 pages.
Il y en a 30 autres qui présentent une toute nouvelle mesure législative, la Loi sur le Service canadien d’appui aux tribunaux administratifs, qui se trouve dans la section 29 du projet de loi C-31. La nouvelle loi désigne un administrateur unique, nommé par les pouvoirs politiques, qui sera chargé d’un nombre énorme de tribunaux administratifs: Commission canadienne d’examen des exportations de biens culturels, Tribunal canadien des droits de la personne, Conseil canadien des relations industrielles, Tribunal de la concurrence, Tribunal canadien du commerce extérieur, Tribunal de la sécurité sociale, Tribunal de la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles, etc. Pour ne pas épuiser mon temps parole, je ne lirai pas le nom de tous les tribunaux qui sont soudainement réunis ensemble dans une seule loi, sous la direction d’un seul administrateur en chef. Nous ne disposons que de très peu de détails sur les motifs de ce changement. La nouvelle loi ne comporte pas une disposition expliquant son objet. Ce détail est laissé à l’imagination du lecteur. Je dois dire, compte tenu des antécédents du présent gouvernement, compte tenu de son attitude envers les tribunaux et les agents du Parlement, que les motifs qui me viennent à l’esprit ne sont pas très favorables. La section 29 du projet de loi mérite d’être examinée à part et de faire l’objet d’une étude sérieuse.
Au sujet des marques de commerce, nous avions là l’occasion de faire quelque chose pour renforcer la compétitivité du Canada sur les marchés mondiaux en améliorant le régime de propriété intellectuelle de façon à protéger les sociétés canadiennes à l’étranger. Dans l’ensemble, les modifications proposées à la Loi sur les marques de commerce ne prêtent pas à controverse, mais pourquoi fallait-il les placer dans un projet de loi omnibus budgétaire? Elles n’ont absolument rien à voir avec le budget.
Aux pages 207 à 259, qui représentent plus de 50 pages de ce projet de loi monstrueux, nous avons toutes sortes de dispositions sur les marques de commerce et la conformité aux ententes découlant des protocoles de Singapour et de Madrid. Pourquoi ne pouvons-nous pas étudier séparément ces dispositions? Pourquoi ne prenons pas le temps de déterminer si c’est une bonne idée de ramener de quinze à dix ans la durée de l’enregistrement d’une marque de commerce?
J’ai essayé de garder le plus de temps possible, dans cette brève occasion que j’ai de présenter mon point de vue, à la partie la plus choquante du projet de loi C-31, qui imposera aux Canadiens — avec une restriction du débat s’appliquant à l’ensemble du projet de loi C-31 — des changements de leurs droits qui sont susceptibles d’être dévastateurs en vertu d’une loi américaine nommée FATCA. Cette loi, la Foreign Account Tax Compliance Act, est jetée dans le projet de loi C-31. Permettez-moi de citer à ce sujet l’opinion de quelques juristes.
Inquiète quant à la loi FATCA, j’ai présenté il y a quelque temps une demande d’accès à l’information et on m’a remis une lettre que le plus grand constitutionnaliste canadien, M. Peter Hogg, a écrite au ministère des Finances du Canada lorsque le ministère commençait à peine à travailler sur ce dossier. À son avis, le fait de traiter les Canadiens qui auraient des liens avec les États-Unis — pas seulement ceux qui y sont nés mais ne sont plus citoyens américains, comme moi, mais aussi ceux dont les parents sont nés aux États-Unis et ceux qui y ont déjà étudié ou travaillé — différemment des Canadiens n’ayant aucun lien avec ce pays constituerait une violation de l’article 3 de la Charte canadienne des droits et libertés, qui garantit à tous les citoyens canadiens un traitement égal devant la loi.
Hélas, il y a pire. Je tiens à citer un long extrait de l’avis que deux fiscalistes émérites ont fait parvenir au ministère des Finances: Allison Christians, qui dirige la chaire H. Heward Stikeman en droit fiscal de l’Université McGill, et Arthur Cockfield, professeur à l’Université Queen’s.
Voici la conclusion que les deux professeurs ont tirée. À l’heure actuelle, il semble que le gouvernement conservateur estime avoir accompli quelque chose dans le dossier de la loi FATCA parce qu’il a réussi à éviter que les États-Unis imposent des sanctions à nos banques commerciales. Voilà la seule et unique raison pour laquelle les conservateurs acceptent d’adhérer à une entente non réciproque qui violera la Charte et portera atteinte à la vie privée de pas moins d’un million de Canadiens. Ils prennent cette mesure pour éviter que les États-Unis sanctionnent nos banques.
Selon ces éminents experts, le projet de loi d’exécution du budget porterait indûment atteinte au droit à la vie privée et aux intérêts des Canadiens; augmenterait indûment les coûts d’observation pour les institutions financières et les contribuables canadiens; et accroîtrait indûment les risques légaux des institutions financières canadiennes attribuables aux transferts de renseignements financiers personnels qui seraient effectués par erreur.
N’oublions pas que cette FATCA qu’on nous presse d’adopter aussi rapidement obligerait nos institutions bancaires à décider elles-mêmes si une personne semble avoir un lien avec les États-Unis et à transmettre ensuite les renseignements bancaires personnels de cette personne, sans l’en avertir, à l’Internal Revenue Service des États-Unis. En outre, on transmettrait aux États-Unis des renseignements commerciaux potentiellement sensibles détenus par des entreprises canadiennes. Si les renseignements sont divulgués de manière inappropriée, cela pourrait nuire à la capacité concurrentielle des entreprises. Cela entraverait la mobilité transfrontalière des Canadiens qui travaillent aux États-Unis, contrecarrerait les efforts du Canada visant à faire appliquer ses lois fiscales et violerait l’esprit, et possiblement la lettre, de plusieurs lois canadiennes.
L’avis de ces éminents fiscalistes est clair et irréfutable. Étant donné que nous, en tant que pays, avons signé cet accord intergouvernemental avec les États-Unis, notre secteur bancaire commercial est protégé contre ces pénalités. Nous avons donc le temps de bien faire les choses. Voici ce qu’ils conseillent:
Nous recommandons que le gouvernement dresse une liste des gains, autres que l’exonération de sanctions économiques, que réalise le Canada en acceptant l’accord intergouvernemental. Si l’exonération de sanctions économiques est la seule raison pour laquelle le Canada acquiesce aux demandes des États-Unis, nous recommandons que le gouvernement du Canada conteste leur légalité […] |
Autrement dit, les États-Unis n’ont pas le droit d’imposer des sanctions aux banques canadiennes. Ils disent avoir ce droit, mais nous devrions contester ces sanctions devant la Cour internationale. Ces experts disent que nous devrions arrêter la mise en oeuvre de la FATCA, nous assurer qu’elle ne viole pas notre Charte des droits, protéger le droit à la vie privée des Canadiens et ne pas agir précipitamment. J’exhorte la Chambre à retirer la FATCA du projet de loi C-31.