Mémoire d’Élizabeth May sur l’Évaluation environnementale de l’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) Canada-Chine

Évaluations environnementales des accords commerciaux
Secrétariat des ententes et de l’ALÉNA
Affaires étrangères et Commerce international Canada
125, promenade Sussex, Ottawa (Ontario)  K1A 0G2

Le 10 novembre 2012

À qui de droit,

Les observations suivantes font suite à l’Évaluation environnementale de l’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) Canada-Chine, qui a été signé à Vladivostok, en Russie, le 8 septembre 2012, puis déposé à la Chambre des communes, le 26 septembre 2012.

Tout indique que le temps qui s’est écoulé entre le 26 septembre, date où le texte de l’APIE Canada-Chine a été rendu public, et le 2 novembre, date où sa ratification par décret est devenue possible, a été tout à fait insuffisant pour permettre une évaluation indépendante des conséquences environnementales possibles de cet accord. En fait, les répercussions économiques de ce traité, son incidence sur notre souveraineté et les préoccupations possibles en matière de sécurité n’ont toujours pas été examinées. Il n’y a eu aucune étude ni aucun examen parlementaire à ce sujet. Je me suis informée auprès des fonctionnaires du ministère du Commerce pour savoir si ce traité avait fait l’objet d’une analyse coûts-avantages, et à leur connaissance, il n’en est rien. Pourtant, un traité de cette importance exige à tout le moins une étude approfondie, ne serait-ce que pour offrir aux spécialistes l’occasion de discuter de leurs préoccupations quant aux effets néfastes possibles de l’APIE Canada-Chine sur notre environnement.

Malgré l’absence d’évaluation indépendante ou d’étude parlementaire à ce sujet, j’estime que les préjudices que cet Accord pourrait porter à l’environnement sont suffisants pour justifier que l’on en retarde la ratification jusqu’à ce qu’une analyse risques-avantages et une évaluation environnementale exhaustives et transparentes n’aient été effectuées, et n’aient démontré, noir sur blanc, que ses effets néfastes possibles sont minimes ou peuvent être atténués. Jusqu’ici, il n’y a eu aucune étude en ce sens.

Il est amplement démontré que les dispositions investisseurs-États de traités comme l’APIE Canada-Chine, ou comme celles prévues au chapitre 11 de l’Accord de libre-échange nord-américain, affaiblissent fondamentalement la capacité d’un gouvernement de promulguer des lois, des règlements et des politiques pour protéger son environnement ou la santé de ses citoyens. À cet égard, d’ailleurs, trop peu d’attention a été accordée à l’analyse des procédures d’arbitrage sur l’investissement en vertu du chapitre 11 de l’ALÉNA.

La première de ces poursuites remonte à 1997, lorsqu’Ethyl Corporation de Richmond, en Virginie, a contesté une loi canadienne adoptée en toute démocratie dans le but de protéger les Canadiens contre le MMT. Ce produit (le manganèse méthylcyclopentadiényle tricarbonyle) est un additif pour l’essence soupçonné d’être neurotoxique et de causer des problèmes de santé et des dommages à l’environnement. Son utilisation compromet le bon fonctionnement des convertisseurs catalytiques sur les voitures canadiennes, d’où l’inquiétude des constructeurs d’automobiles qui craignent de devoir annuler leurs garanties, sans parler de l’augmentation de la pollution atmosphérique. De même, la présence de cette substance dans l’atmosphère soulève des inquiétudes, car elle pourrait avoir des effets neurotoxiques sur les populations particulièrement vulnérables comme les enfants, les femmes enceintes et les aînés. La même entreprise a déjà produit et, si je ne m’abuse, produit encore de l’essence au plomb qu’elle vend aux pays en développement. Du point de vue de la santé publique, l’expérience démontre hors de tout doute que le meilleur moyen d’accroître l’absorption par le cerveau d’un métal lourd toxique consiste à l’ajouter à l’essence. L’utilisation créative faite par Ethyl Corporation du critère « équivalant à l’expropriation » prévu au chapitre 11 a surpris les milieux du commerce et de l’investissement. Ce qu’ils défendent maintenant avec tant d’optimisme pour en faire une « disposition type des APIE » n’était pas le but des négociateurs de l’ALÉNA. J’ai parlé à quelques‑uns d’entre eux et, à leur avis, le libellé du chapitre 11 avait uniquement pour but de codifier ce que le droit international établit clairement, à savoir que lorsqu’un État-nation nationalise et exproprie les biens d’une entreprise étrangère, une indemnisation s’impose.

Lorsque la nouvelle de la contestation d’Ethyl Corporation s’est répandue, l’Organisation de coopération et de développement économiques est intervenue pour tenter de proposer une version internationale du chapitre 11 sous le titre d’« Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ». L’OCDE a choisi de consulter la société civile mondiale et, à titre de directrice exécutive du Sierra Club du Canada, j’ai assisté à une séance de travail avec les négociateurs de l’OCDE au siège de l’organisme à Paris. La séance s’est déroulée selon les règles dites de « Chatham House », c’est‑à-dire que je peux relater ce qui s’y est passé, mais il m’est interdit d’identifier les auteurs des déclarations. Il est ressorti clairement de cette séance que les négociateurs à l’OCDE affectés à l’élaboration de l’AMI ont été choqués de constater qu’une entreprise américaine avait pu invoquer le critère « équivalant à l’expropriation » énoncé au chapitre 11 pour réclamer du Canada qu’il lui verse des dommages-intérêts pour compenser les pertes causées par sa décision de retirer un produit toxique du commerce. L’échec des négociations en vue de la signature de l’AMI était intimement lié au souci du gouvernement français de préserver sa culture, de même qu’à l’importante mobilisation citoyenne qui s’est organisée à l’échelle mondiale, mais il reste que la plainte d’Ethyl Corporation concernant le MMT faisait figure de mise en garde quant à la façon dont le sens donné aux mots peut être transformé pour aboutir à un résultat nuisible à l’exercice de la démocratie dans la prise de décisions. Selon Barry Appleton, avocat canadien qui représentait Ethyl Corporation à l’époque, « on pourrait ajouter du plutonium liquide aux céréales des enfants, et si le gouvernement l’interdisait, les fabricants de ce produit pourraient nous poursuivre en disant que cette mesure leur fait perdre des profits. » (Cette citation est une version paraphrasée de son intervention.)

Après la décision de l’ex-premier ministre Jean Chrétien d’exercer des pressions pour accélérer le règlement du dossier du MMT avant que les arbitres ne rendent leur décision à ce sujet, une deuxième poursuite en vertu du chapitre 11 a été intentée par S.D. Myers de l’Ohio, qui se plaignait des conséquences de l’interdiction décrétée à l’égard de l’exportation de déchets contaminés aux BPC en provenance du Canada. S.D. Myers était propriétaire d’incinérateurs de déchets dangereux aux États-Unis. Il n’en avait pas au Canada, de sorte que le terme « investisseur » était une exagération. Cette affaire est allée en arbitrage et le Canada a perdu.

La décision rendue dans l’affaire S.D. Myers est remarquable pour plusieurs raisons :

  1. Elle met en cause une loi d’application générale visant à interdire les exportations de BPC. Cette loi n’était en aucune façon discriminatoire à l’égard des États-Unis en général, ni à l’endroit de S.D. Myers en particulier.
  2. La décision d’adopter cette loi était conforme aux obligations du Canada en vertu de la Convention de Bâle sur les matières dangereuses et toxiques. En outre, la Convention de Bâle est expressément mentionnée dans l’ALÉNA comme une obligation multilatérale préexistante du Canada, qui n’est pas assujettie aux exigences de l’ALÉNA.
  3. Pendant toute la période où le Canada interdisait l’exportation de déchets contaminés aux BPC, il aurait contrevenu à la loi américaine concernant l’importation aux États-Unis de déchets contenant des BPC.

L’affaire S.D. Myers doit être une mise en garde claire pour quiconque jette un coup d’œil sur l’Accord entre la Chine et le Canada en matière d’investissement, que l’arbitrage international peut aboutir à des résultats bizarres. La proportion de contestations en vertu du chapitre 11 de l’ALÉNA qui mettent en cause le droit environnemental est supérieure à celle des différends portant sur d’autres secteurs de la politique gouvernementale. Le Mexique a perdu sa cause dans l’affaire Metalclad, une entreprise américaine spécialisée dans l’élimination des déchets dangereux, qui souhaitait établir un vaste centre d’élimination de déchets toxiques à San Luis Potosi. Le gouvernement de l’État a rejeté la demande et le gouvernement fédéral du Mexique a perdu sa cause.

Il convient de souligner que la nature de l’ensemble des répercussions environnementales du chapitre 11 de l’ALÉNA n’a jamais été établie. Je suis d’avis que les affaires Ethyl Corporation et S.D. Myers ont vivement refroidi les ardeurs du Canada. Je sais, par exemple, qu’Alan Rock a reçu une lettre, du temps où il était ministre de la Santé, l’avertissant que toute décision visant à retirer l’homologation des pesticides utilisés sur les pelouses à des fins cosmétiques pourrait donner lieu à une poursuite en vertu du chapitre 11. À l’époque, cela a suffi pour convaincre le gouvernement de reculer. Nous ne sommes pas en mesure d’évaluer dans quelle mesure les poursuites engagées en vertu du chapitre 11 et les revers essuyés par le Canada ont eu un effet paralysant. À mon avis, il existe des arguments convaincants qui permettent d’affirmer que les affaires Ethyl Corporation et S.D. Myers sont directement à l’origine de l’impuissance du gouvernement canadien à intervenir pour réglementer et/ou interdire des substances toxiques qui l’auraient normalement été à l’époque où le chapitre 11 n’était pas en vigueur. L’examen approfondi du processus réglementaire effectué par le commissaire à l’environnement et au développement durable, au sein du Bureau du vérificateur général, pour déterminer pourquoi certains pesticides et certaines substances toxiques n’ont pas été interdits, pourrait fournir une preuve empirique de cet effet paralysant. À mon avis, la plus grande menace environnementale posée par ce traité se trouve précisément dans cet effet paralysant. Je crois que les gouvernements municipal, provincial, territorial et fédéral se retrouveront dans une position où ils remettront en question le processus d’élaboration des politiques et des lois touchant la qualité de l’environnement, la santé et la sécurité en fonction de la réaction que risque d’avoir, selon eux, la République populaire de Chine.

Bien que je me réjouisse du fait que l’accord dont nous sommes saisis tente de soustraire les lois environnementales, celles sur la santé ainsi que d’autres lois, aux revendications en matière d’expropriation, il reste que l’exemption est conditionnelle à la conclusion selon laquelle la modification de nos règlements et de nos lois n’est pas « arbitraire ». Or bon nombre des décisions du gouvernement peuvent être perçues comme « arbitraires », puisque lorsqu’un gouvernement succède à un autre et que les politiques et les priorités changent, il en va de même des lois. Cela peut suffire à justifier des demandes d’arbitrage dans n’importe quel secteur d’intervention.

L’Évaluation environnementale finale souscrit à la conclusion de l’Évaluation environnementale initiale selon laquelle « la mise en œuvre de l’APIE Canada-Chine n’aura aucun impact environnemental important ». Cette hypothèse semble se fonder principalement sur les exceptions prévues au paragraphe 33(2), qui confirme le droit d’une partie contractante d’adopter ou de maintenir des mesures, notamment en matière d’environnement, qui selon le cas « sont nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes ou des animaux, ou à la préservation des végétaux ». En principe, cette disposition protège les droits des parties contractantes d’adopter les règlements qu’elles jugent nécessaires pour protéger l’environnement. En pratique, la portée de ces exceptions est beaucoup moins certaine.

Comme l’a expliqué l’expert en droit des investissements, Gus Van Harten, « Le hic, c’est que ces exceptions ont toujours une portée incertaine et, en bout de ligne, ce sont les arbitres qui en décident. Or les arbitres décident souvent qu’une mesure n’est pas « nécessaire », par exemple, lorsqu’une solution moins restrictive s’offre à un gouvernement. » [traduction] Les répercussions environnementales possibles de ce degré de latitude laissé à une entité non élue qui n’a pas à rendre de compte sont directes, au sens où un tribunal d’arbitrage peut accorder des dommages-intérêts lorsque, à son seul avis, des lois ou des règlements environnementaux ne sont pas strictement « nécessaires », d’où une pression en faveur de l’annulation de ces lois et règlements. Les effets environnementaux possibles peuvent aussi être indirects, au sens où la menace implicite d’une telle poursuite judiciaire est suffisante pour dissuader un gouvernement d’adopter une loi ou un règlement environnemental qui risque d’être contesté en vertu du mécanisme de règlement des différends prévu dans l’APIE Canada-Chine. De plus, même avant le début d’une contestation judiciaire officielle d’une mesure environnementale existante ou prévue, l’article 15 de l’Accord prévoit une période de six mois au cours de laquelle le différend « est, dans la mesure du possible, réglé au moyen de consultations par la voie diplomatique ». Et bien que la procédure officielle de règlement des différends puisse être tenue secrète à la demande de l’une ou l’autre partie à l’Accord, ces dispositions ajoutent à l’opacité puisque d’intenses pressions diplomatiques peuvent s’exercer en douce sur le gouvernement lorsqu’une mesure environnementale dérangeante est envisagée, avant même qu’une contestation judiciaire officielle ne soit engagée.

La conclusion de l’Évaluation selon laquelle « la mise en œuvre de l’APIE Canada-Chine n’aura aucun impact environnemental important » doit être remise en question à la lumière des études approfondies menées dans d’autres pays précisément sur ces questions. Même si le gouvernement du Canada ne s’est pas encore livré à une analyse complète des coûts-avantages du régime de l’APIE, l’Australie, où les investissements en provenance de la Chine sont environ six fois supérieurs, a demandé qu’une étude nationale d’envergure soit effectuée pour évaluer les répercussions du processus de règlement des différends entre investisseurs-États sur l’économie et l’environnement de l’Australie. Publié en novembre 2010, le rapport de 400 pages « Bilateral and Regional Trade Agreements Productivity Research Report » tient lieu de pierre angulaire au « Gillard Government Trade Policy Statement » rendu public en avril 2011. Le Policy Statement arrive à certaines conclusions qui sont particulièrement importantes dans le contexte d’un examen de l’impact environnemental de l’APIE Canada-Chine.

À propos des effets néfastes des mécanismes investisseurs-États, du genre de ceux prévus dans l’APIE Canada-Chine, sur la capacité d’un gouvernement élu de mettre en œuvre des lois et des règlements dans l’intérêt public, voici ce que dit le Policy Statement :

Certains pays ont cherché à inclure des dispositions relatives au règlement des différends entre investisseurs-États dans leurs accords commerciaux. Habituellement, ces dispositions habilitent les entreprises d’un pays à intenter une action en justice internationale contre le gouvernement d’un autre pays pour toute violation présumée des dispositions de l’Accord, par exemple des politiques prétendument discriminatoires à l’égard de ces entreprises et favorables aux entreprises nationales du pays visé par la poursuite.

Le gouvernement Gillard souscrit au principe du traitement national – à savoir que les entreprises étrangères et nationales sont égales devant la loi. Toutefois, il n’adhère pas aux dispositions qui auraient pour effet de conférer plus de droits aux entreprises étrangères qu’aux entreprises nationales. Pas plus qu’il n’appuie les dispositions ayant pour effet de limiter la capacité des gouvernements australiens de légiférer en matière sociale, environnementale et économique, dans la mesure où les lois en question ne font pas de distinction entre les entreprises nationales et étrangères. Le gouvernement n’accepte pas et n’acceptera pas les dispositions ayant pour effet de limiter sa capacité d’apposer des mises en garde sur les produits du tabac ou d’exiger que leur emballage soit banalisé, ou sa capacité de maintenir en place son régime de prestations pharmaceutiques.

L’Australie a, sans aucun doute, mis le doigt sur le lien existant entre les dispositions investisseurs-États et la perte graduelle du contrôle démocratique des lois régissant les affaires sociales, environnementales et économiques. C’est ce qui explique que le gouvernement de l’Australie « n’appuiera pas les dispositions [investisseurs-États] des accords commerciaux qui restreignent notre capacité de réglementer en toute légitimité nos questions sociales et environnementales ainsi que tout autre enjeu public d’importance ». [traduction] S’il ne veut pas perdre sa capacité d’adopter des lois et des règlements en matière d’environnement, le Canada aurait intérêt à suivre l’exemple de l’Australie.

C’est pourquoi je suis d’avis qu’il existe suffisamment de preuves justifiant une remise en question de la conclusion centrale de l’Évaluation environnementale finale selon laquelle « la mise en œuvre de l’APIE Canada-Chine n’aura aucun impact environnemental important ». En conséquence, la ratification de l’Accord sur la promotion et la protection des investissements étrangers (APIE) entre le Canada et la Chine doit être retardée jusqu’à ce qu’un examen exhaustif et transparent des impacts environnementaux ait été effectué et ait permis d’établir, hors de tout doute raisonnable, que la menace d’une action en justice rendue possible par cet Accord ne dissuadera pas le gouvernement du Canada d’adopter des lois et des règlements pour protéger notre santé et notre environnement.

Veuillez agréer mes salutations distinguées.

Elizabeth May O.C., députée
de Saanich-Gulf Islands
Chef du Parti vert du Canada