Elizabeth May : Monsieur le Président, c’est un honneur pour moi de prendre la parole aujourd’hui pour un discours au sujet du projet de loi C-13. C’est un moment triste parce que nous avons ici un projet de loi avec toutes les fautes qu’il avait lors de la première lecture.
[0p9o2fKdvf8]
Je tiens également à préciser que je regrette la décision du Président. Je comprends son raisonnement mais, pour ma part, j’aurais appuyé sans équivoque la demande du député d’Esquimalt—Juan de Fuca voulant que l’amendement soit choisi. C’est une question importante d’identité de genre et de lutte contre la discrimination, et je trouve désolant que nous ayons laissé filer l’occasion d’en débattre à la Chambre des communes.
Il y a quelques instants le député de Charlottetown a très bien expliqué combien il est dommage que le projet de loi n’ait pas été divisé. Il ne fait aucun doute que l’adoption rapide de la motion aurait fait en sorte que nous nous retrouvions avec un projet de loi qui s’attaque concrètement à la cyberintimidation sans pour autant contenir des dispositions sur « l’accès légal », concept mieux connu par les Canadiens ordinaires comme de l’espionnage électronique par l’État au détriment de la vie privée des Canadiens.
Les nombreuses dispositions troublantes du projet de loi sur l’espionnage électronique ou l’accès légal nous empêchent d’adopter les dispositions qui s’attaquent à la cyberintimidation et que nous sommes tous disposés à appuyer. Mes observations vont donc porter sur les éléments du projet de loi qui auraient dû être extraits et traités séparément plutôt que d’être présentés comme si de rien n’était. Il s’agit des dispositions du projet de loi sur ce qu’on appelle l’accès légal.
Contrairement à ce que vient de dire le ministre de la Justice, les articles qui portent sur le dévoilement de renseignements personnels et de communications privées de Canadiens dans des circonstances beaucoup moins circonscrites que par le passé sont très préoccupants. Si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas eu de déclarations aussi fermes de la part de divers commissaires à la protection de la vie privée, comme l’ancienne commissaire fédérale à la protection de la vie privée, Jennifer Stoddart, et la commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario, la commissaire Cavoukian.
De nombreux experts en matière de protection de la vie privée se sont exprimés et ont dit que le projet de loi, comme tant d’autres présentés par le gouvernement conservateur, viole des droits conférés par la Charte, certainement notre droit à la vie privée. L’Association du Barreau canadien et la Criminal Lawyers’ Association dénoncent fermement le projet de loi, soutenant que des changements modestes à certains articles pourraient le rendre acceptable. Or, les modifications proposées en ce sens ont toutes été rejetées au comité.
Voici un cas où, conformément aux nouvelles règles de procédure qui s’appliquent aux députés qui, comme moi, sont membres d’un parti comptant moins de 12 membres à la Chambre ainsi qu’aux indépendants, j’ai été invitée — je suppose que c’est le bon terme, mais « contrainte » me vient plus souvent à l’esprit —, en tant que députée de Saanich—Gulf Islands et chef du Parti vert, à comparaître devant divers comités à moins de 48 heures d’avis. J’ai présenté au comité une douzaine d’amendements au projet de loi C-13 pour tenter de faire corriger les articles dont nous demandons dorénavant la suppression. Encore maintenant, à l’étape du rapport, nous aimerions voir le projet de loi amélioré. Malheureusement, tous mes arguments ont été rejetés de même que tous les amendements proposés.
J’aimerais décrire brièvement nos principales préoccupations. Évidemment, certains points ont déjà été traités en profondeur par la députée de Gatineau dans son explication assez irréfutable de ce qui cloche dans le projet de loi.
Les dispositions permettant aux entreprises de télécommunications de volontairement divulguer des renseignements personnels sans s’exposer à des poursuites sont inutiles. L’arrêt Spencer, plusieurs fois mentionné cet après-midi, ne laisse planer aucun doute sur le fait que le projet de loi va à l’encontre de la position de la Cour suprême. Nous devons éviter de faire en sorte qu’il soit plus facile pour les entreprises de télécommunication de divulguer volontairement des renseignements sans mandat ou sans le genre de protection énoncée dans d’autres descriptions des conditions dans lesquelles ce type de renseignement peut être divulgué.
Le fait que des fonctionnaires de divers ordres de gouvernement puissent demander à obtenir de tels renseignements est, en soi, inquiétant. Le fait que les entreprises de télécommunication puissent les divulguer volontairement sans s’exposer à des poursuites est également inquiétant, car le nombre d’atteintes à la vie privée, sous prétexte de lutter contre la cyberintimidation, augmentera considérablement.
L’absence de responsabilité et de surveillance est l’autre source de préoccupation. D’ordinaire, la police doit avoir une raison de suspecter quelqu’un. Dans ce cas-ci, la disposition est édulcorée.
Nous devons renforcer la surveillance lorsqu’il est question de la vie privée. En cette ère d’Internet, nous sommes plus conscients que jamais que, grâce aux percées technologiques et à Internet, l’État a aujourd’hui facilement accès aux renseignements privés des Canadiens — ceux que nous avions l’habitude de garder sous clé à la maison et qu’un étranger n’obtenait qu’en défonçant la porte et en fouillant dans nos classeurs — simplement en faisant pression sur une entreprise de télécommunication pour qu’elle les divulgue. C’est une menace importante au droit à la vie privée au Canada.
Ce projet de loi devrait-il être adopté dans sa forme actuelle? S’il était adopté, il porterait gravement atteinte à nos droits. Il entraînerait inévitablement des atteintes au droit à la vie privée des Canadiens.
Ce projet de loi a également fait l’objet de nombreuses critiques en raison de la quantité de titulaires de charge publique qui auraient accès à cette information. L’éventail est trop large.
Justin Ling, qui a un bon sens de l’humour, signait un article d’opinion dans le National Post, le 4 mai 2014. Malgré le ton blagueur, l’auteur arrive de manière éloquente à nous faire comprendre que la liste des titulaires de charge publique qui auraient accès aux renseignements personnels sur les Canadiens serait d’une longueur sans précédent et comprendrait même le maire actuel de Toronto. Cet homme vit certainement une tragédie personnelle, et nous lui faisons nos meilleurs voeux de prompt rétablissement, mais, comme M. Ling l’a bien fait comprendre à ses lecteurs, nous ne souhaitons pas que les renseignements personnels des Canadiens soient accessibles à un aussi grand nombre de personnes. La liste comprendrait bien entendu le Centre de la sécurité des télécommunications Canada, le SCRS ainsi qu’un grand nombre de titulaires de charge publique de toutes sortes, y compris les maires.
Les Canadiens espèrent, de la part de l’appareil de l’État, une surveillance, une reddition de comptes et un contrôle autrement plus serrés, et non un assouplissement des critères et des conditions à remplir pour avoir accès aux renseignements personnels des Canadiens.
Il y aura certainement un débat à ce sujet. Sachant que le député qui exerce actuellement les fonctions de ministre de la Justice se défendra et nous répondra que le projet de loi ne réduit aucunement le droit à la vie privée, je voudrais qu’il nous dise alors pourquoi de nombreux commissaires à la protection de la vie privée pensent le contraire. Si le projet de loi n’empiète pas sur les libertés civiles, pourquoi les principaux organismes juridiques et les experts juridiques du pays affirment-ils qu’il y a bel et bien empiétement?
Beaucoup de députés d’en face se décrivent eux-mêmes comme des libertariens. Ils ne font pas confiance à l’État. Ils se méfient des intrusions du gouvernement dans leur vie personnelle. J’ai une question pour eux: comment peuvent-ils avoir si radicalement changé d’opinion, au point d’être désormais des apôtre de Big Brother? Je me demande bien comment nous sommes arrivés à remplacer l’État providence par l’État inquisiteur. Si le gouvernement veut obtenir ces renseignements sur les Canadiens, faut-il qu’il mette en demeure les députés qui, comme moi, veulent défendre le droit à la vie privée de choisir entre se joindre à lui « ou aux adeptes de pornographie juvénile », pour reprendre la formule employée par Vic Toews dans cette enceinte, du temps où il était ministre? Allons-nous continuer de nous faire dire que, si nous défendons le droit à la vie privée des Canadiens, nous ne sommes pas prêts à en faire assez pour mettre fin à la cyberintimidation?
Il n’est pas encore trop tard pour scinder ce projet de loi et permettre aux députés de l’opposition d’appuyer fortement les mesures qui protégeront les personnes vulnérables contre l’intimidation. De grâce, tâchons de distinguer ces mesures de celles qui donneront à Big Brother un meilleur accès aux renseignements personnels. Ce projet de loi va trop loin, et les députés d’en face le savent.