Elizabeth May : Monsieur le Président, j’invoque le Règlement. Comme mon intervention pourrait être longue, j’aimerais établir qu’il sera acceptable d’omettre les références à divers articles et numéros de pages. Par souci de rapidité, ils seront soumis par écrit afin que les députés puissent consulter les différents précédents que je vais citer.
[Wdio0E9X9RQ]
J’invoque le Règlement, en vertu du paragraphe 68(3), au sujet du projet de loi C-38. Ce paragraphe stipule qu’« aucun projet de loi ne peut être présenté en blanc ou dans une forme incomplète. »
J’aimerais d’emblée éliminer l’argument que je ne présenterai pas. Je ne prétendrai pas que le projet de loi C-38 est un projet de loi omnibus qui va trop loin, ou qu’il faudrait le scinder. Je vais plutôt invoquer le fait que le projet de loi C-38 n’est pas un projet de loi omnibus présenté en bonne et due forme et qu’il ne peut donc pas profiter de la propension actuelle du gouvernement aux projets de loi omnibus trop imposants et complexes.
Je cherche à obtenir une décision selon laquelle ce projet de loi n’a pas été présenté dans la forme appropriée, qu’il est par conséquent incomplet et qu’il devrait être mis de côté.
Ma première observation est liée au Règlement. Ce précédent est tiré d’une intervention faite à la Chambre en 1982. Voici ce qu’a alors dit un député:
Ainsi, d’après l’article 69 du Règlement [selon la version de l’époque], un bill ne doit pas être présenté sous une forme incomplète. Les ouvrages de procédure parlementaire […] s’étendent longuement sur la forme des bills […]
Quelques exemples de l’époque sont ensuite fournis.
J’ai indiqué que je n’avais pas l’intention d’arguer que le projet de loi doit être divisé parce qu’il est excessivement volumineux pour un projet de loi omnibus, mais je crois que la situation démontre de façon indiscutable que la Chambre doit fixer des limites relatives aux projets de loi omnibus.
Le Président Lamoureux en était venu à la même conclusion. Dans son intervention bien connue de 1971 sur le sujet, il avait déclaré ce qui suit:
Cependant, où faut-il nous arrêter? Où est le point de non-retour? Le député de Winnipeg-Nord-Centre et, je crois, celui d’Edmonton-Ouest, ont déclaré que nous pourrions en arriver à n’être saisis que d’un seul bill au début d’une session, visant à améliorer les conditions de vie au Canada et qui comprendrait tous les projets de loi de la session. Ce serait un bill omnibus avec un « B » et un « O » majuscules. Mais une telle procédure serait-elle acceptable […] du strict point de vue parlementaire […]
Il s’agit d’une question d’une importance capitale, mais ce sera à la Chambre elle même de s’y pencher, et à un autre moment. Les Présidents Sauvé, Fraser, Parent et Milliken ont tous rendu des décisions confirmant les préoccupations du président Lamoureux, mais également la vision traditionnelle selon laquelle ce n’est pas au Président qu’il revient de déterminer qu’un projet de loi est trop long ou qu’il porte sur un trop grand nombre de sujets distincts ou de questions complexes.
Ce recours au Règlement ne prétend pas qu’un projet de loi omnibus de 420 pages est trop long ni qu’il va trop loin du fait qu’il veut modifier, abroger ou refondre 70 lois du Parlement. Du moment qu’un projet de loi passe le test et a toutes les apparences d’un projet de loi omnibus, la tradition l’autorise.
Pour qu’il respecte le Règlement de la Chambre, tout projet de loi omnibus doit être conforme aux critères établis pour ce genre de projet de loi.
En outre, pour que la mesure législative proposée soit acceptée comme étant un projet de loi omnibus, celle-ci doit se conformer à la règle stipulant que le projet de loi d’exécution du budget doit correspondre à des engagements pris dans le budget en tant que tel.
Les critères auxquels un projet de loi omnibus en bonne et due forme doit souscrire sont bien établis. Je cite un passage de l’ouvrage qui fait actuellement autorité, l’O’Brien-Bosc:
[…] le projet de loi omnibus a cependant « un seul principe de base et un seul objet fondamental qui justifie toutes les mesures envisagées et qui rend le projet de loi intelligible à des fins parlementaires ».
Il s’agit d’une citation à l’intérieur du paragraphe. Le texte continue:
Une des raisons invoquées pour déposer un projet de loi omnibus consiste à vouloir regrouper dans un même projet de loi toutes les modifications législatives découlant d’une même décision stratégique afin de faciliter le débat parlementaire.
Un autre passage tiré de la 6e édition du Beauchesne — que le Président Fraser a d’ailleurs cité en l’approuvant en 1992 —, dit ceci:
Il n’existe aucune prescription rigoureuse en ce qui concerne le contenu d’un projet de loi. Néanmoins, ses diverses dispositions doivent conserver entre elles un rapport à peu près logique, traiter du même sujet et s’inscrire dans le cadre général défini par son titre intégral.
Voici ce que dit la décision rendue par le Président Fraser en 1988:
La défense essentielle de la procédure omnibus, c’est que le projet de loi en question, bien qu’il cherche à créer ou à modifier beaucoup de lois disparates, a en fait un seul principe de base et un seul objet fondamental qui justifie toutes les mesures envisagées et qui rend le projet de loi intelligible à des fins parlementaires.
Le Président Fraser a ensuite cité le député de Windsor-Ouest de l’époque:
J’estime que sa définition résistera à l’épreuve du temps et qu’elle rendra service à la Chambre et aux titulaires du Fauteuil pour les années à venir.
Bien que la division du projet de loi sur l’énergie présenté en 1982 n’ait pas découlé d’une décision de la présidence, mais des actions de la Chambre et de la détermination de l’opposition — le célèbre épisode des cloches —, le Président Fraser invoque quand même le projet de loi sur l’énergie dans son argumentation fournie en 1988, laissant ainsi supposer qu’il s’agit d’un exemple de projet de loi pour lequel on est allé trop loin en prétextant que toutes les mesures législatives visaient un objectif commun. Il compare le projet de loi à la loi de mise en oeuvre de l’accord de libre-échange, qui a permis au Président d’illustrer l’étude longue et détaillée qui a été menée sur la question en 1988.
Il est clairement sous-entendu que, de l’avis du Président Fraser, le projet de loi sur l’énergie de 1982 n’entre pas dans la définition de projet de loi omnibus qu’il a présentée. Ainsi, cette remarque, bien qu’incidente, appuie l’argument selon lequel il ne suffit pas de dire qu’un projet de loi est omnibus pour qu’il soit accepté à ce titre.
Les conclusions finales de la décision détaillée du Président Fraser confirment en effet que la présidence a l’autorité nécessaire pour déterminer si la forme d’un projet de loi est convenable. Le Président a l’autorité de déterminer si une mesure législative est véritablement un projet de loi omnibus.
Il a rendu la décision suivante:
Le projet de loi C-130 est en effet le meilleur exemple de projet de loi omnibus — il entre dans la définition donnée par l’honorable député de Windsor-Ouest; il a un seul objet tout en modifiant plusieurs lois mais, sans plus d’intervention de la Chambre et fondé sur les usages qui ont été les nôtres à ce jour, ce projet de loi doit suivre son cours […]
Il ressort clairement que, à l’heure actuelle étant donné l’absence de règles à la Chambre visant à limiter la longueur et la complexité des projets de loi omnibus, le Président n’est pas autorisé à statuer qu’un projet de loi omnibus est trop long ou trop complexe ou qu’il a une portée trop vaste.
Il ressort aussi clairement que le Président est autorisé à déterminer si une mesure législative censée être un projet de loi omnibus se présente sous la forme requise.
Les critères sont également clairs. Pour qu’un projet de loi soit omnibus, il doit avoir un seul objet.
Le projet de loi C-38 est présenté dans une forme incomplète. Il a échoué le test et n’est pas un vrai projet de loi omnibus.
Premièrement, il a échoué parce qu’il n’a pas de thème central, ce « principe de base » ou « objet fondamental », qui permettrait de justifier sa forme aux fins de débat ou d’examen.
Deuxièmement, il a échoué parce qu’il n’établit pas de lien entre ses différents éléments et le budget.
Troisièmement, il a échoué parce qu’il omet des actions ainsi que des changements réglementaires et législatifs décrits par les représentants du Conseil privé comme faisant partie du projet de loi C-38. L’omission d’éléments, qui font partie du projet de loi C-38 selon les affirmations des ministres et des honorables membres du Conseil privé, confirme que le projet de loi est présenté dans une forme incomplète, qu’il n’est pas prêt et qu’il doit être remanié.
J’aborderai ces manquements l’un après l’autre.
D’abord, le projet de loi C-38 n’est pas axé sur un seul thème, principe ou objet et il ne découle pas d’une décision stratégique. Je m’attends à ce que les fonctionnaires du Conseil privé conservateur réagissent à ce rappel au Règlement en disant que le thème du projet de loi est le budget. En effet, il s’intitule « Loi portant exécution de certaines dispositions du budget déposé au Parlement le 29 mars 2012 et mettant en oeuvre d’autres mesures. » À l’évidence, un budget n’est plus simplement un énoncé financier qui prévoit des modifications à la Loi de l’impôt sur le revenu et à d’autres mesures fiscales. Il est traité comme un énoncé stratégique et, à ce titre, peut être considéré comme un thème.
Certains analystes nous ont mis en garde affirmant que cette tendance mine le rôle du Parlement qui doit notamment surveiller adéquatement les deniers publics et examiner judicieusement les mesures législatives.
En 2010, un professeur émérite de l’Université Queen’s, M. Ned Franks, a écrit:
Les lois canadiennes d’exécution de budget […], auparavant des projets de loi traitant de points mineurs tirés du discours du budget, sont devenues d’énormes projets de loi omnibus […], qu’il est impossible pour le Parlement d’étudier correctement […] Ces projets de loi omnibus d’exécution du budget contrecarrent et contournent les principes normaux qui régissent l’examen parlementaire des mesures législatives.
Comme on accorde de plus en plus d’attention aux risques que comportent les projets de loi omnibus pour la démocratie, il est important de ne pas tenir pour acquis les liens avec les politiques. Il ne faut pas non plus accepter un projet de loi qui est vague ou fondé sur une analyse bâclée. Dans une grande mesure, on doit pouvoir compter sur le fait qu’il existe un lien légitime entre ce qui est proposé dans le projet de loi omnibus d’exécution du budget et le budget lui-même. Si ce lien est inexistant, les mesures législatives ne répondent pas aux critères d’un projet de loi omnibus.
Le fait que, dans le passé, l’opposition n’ait pas réussi à remettre en question la nature envahissante des projets de loi omnibus ne devrait pas, en soi, constituer un précédent. En d’autres mots, on ne devrait pas interpréter le silence de l’opposition et celui du Président comme une approbation des projets omnibus de loi d’exécution des budgets de 2009 et de 2010.
Je reviens maintenant aux critères selon lesquels on devrait juger si un projet de loi est bel et bien un projet de loi omnibus.
Le projet de loi C-38 n’a pas un seul thème central. Même si l’on admet que le document budgétaire du 29 mars, avec sa myriade de dispositions politiques et budgétaires, a un thème unique, vise un seul objet, le projet de loi C-38 contient beaucoup d’éléments qui n’ont tout simplement jamais été mentionnés dans le budget. Par ailleurs, ceux-ci n’ont rien de plus qu’un lien fantaisiste avec le titre abrégé à visée médiatique du projet de loi, soit Loi sur l’emploi, la croissance et la prospérité durable.
Franchement, c’est très déconcertant. Le budget de 2012 touche des centaines de domaines. On n’a imposé aucune limite et aucune restriction quand aux sujets que le ministre des Finances pouvait aborder. Les fonctionnaires du Conseil privé ayant approuvé le budget du 29 mars ont eu beaucoup d’occasions de veiller à ce qu’aucun des éléments du projet de loi C-38 d’exécution du budget n’aille au-delà de la portée du budget. S’ils l’affaient fait, cet affront au Parlement aurait au moins été conforme au Règlement. On n’aurait pas abusé de façon aussi monumentale de la tradition parlementaire de Westminster et de notre rôle de parlementaires.
Dans l’état actuel des choses, je soutiens que le projet de loi C-38 ne respecte pas le premier critère déterminant s’il s’agit d’un projet de loi omnibus en bonne et due forme, si les dispositions du C-38 se trouvent dans le budget.
Les exemples suivants montrent qu’il n’existe pas de lien entre les éléments du projet de loi C-38 et le budget. Je vais commencer par les articles qui changent complètement la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale.
Une simplification du processus, soit l’élimination des évaluations redondantes et l’établissement de délais pour les évaluations prévues en vertu de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, était prévue dans le budget, mais il n’a jamais été question d’une abrogation éventuelle de la loi dans le budget de mars 2012. Le budget a proposé d’importantes modifications à la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale, mais il n’y a jamais été question d’abroger la loi et de présenter une toute nouvelle loi. Il n’a jamais été question d’éliminer les facteurs qui enclenchent les évaluations fédérales, en place depuis l’entrée en vigueur du Décret sur les lignes directrices, dans les années 1980, tels que la présence de fonds fédéraux dans le projet proposé.
Le budget n’a jamais fait état d’une redéfinition complète de la teneur des évaluations et des répercussions qui doivent faire l’objet d’un examen en vertu de la loi. Ces modifications n’ont rien à voir avec les raisons qui justifient que l’on propose de simplifier le processus. Ces modifications et d’autres changements constituent une menace et un moyen de se soustraire aux responsabilités fédérales, et n’ont pas été justifiés dans le budget lui-même.
De surcroît, la Loi sur les pêches n’a jamais même été mentionnée dans le budget. Outre les réductions de fonds prévues dans le budget du ministère des Pêches et des Océans et une hausse du financement pour les pêches des Premières Nations et la recherche scientifique dans ce domaine, les pêches ne sont mentionnées nulle part dans le budget. Le budget ne laisse aucunement entendre qu’une réforme majeure de la Loi sur les pêches n’est prévue, ni qu’une modification de cette loi est nécessaire pour la mise en oeuvre d’autres parties du budget.
Les modifications que le projet de loi C-38 apporte à la Loi sur les pêches sont les plus importantes, les radicales et les plus fondamentales jamais apportées à cette loi de l’histoire du Canada. Voilà pourquoi quatre anciens ministres des Pêches et des Océans — responsables des politiques halieutiques sous trois premiers ministres différents —, ont demandé, à l’unisson, que le projet de loi soit retiré. Quoi qu’il en soit, le gouvernement n’a pas mentionné ces modifications dans le budget qu’il a présenté. Elles ne découlent pas d’un changement promis dans le budget. Puisqu’elles ne sont pas en lien direct avec le budget, les modifications apportées à la Loi sur les pêches sont illégitimes.
Les modifications apportées à la Loi sur l’Agence Parcs Canada en lien avec les tâches du personnel des parcs nationaux ne sont pas non plus mentionnées dans le budget. Elles sont peut-être sensées, car elles permettraient aux gardes de l’Agence Parcs Canada d’appliquer d’autres lois au nom d’autres agences. Que ces modifications soient ou non insultantes — et sans étude approfondie concernant les répercussions à long terme sur le mandat de base de Parcs Canada je ne saurais le dire — et qu’elles soient ou non bonnes ne change rien au fait qu’elles ne sont pas mentionnées dans le budget. Le gouvernement a diminué le budget de Parcs Canada et a annoncé la création d’un nouveau parc national — le parc national de la vallée de la Rouge près de Toronto — sans y allouer de financement. Il n’existe aucun lien entre ces postes budgétaires et les modifications que le projet de loi C-38 apporte à la Loi sur l’Agence Parcs Canada.
Les modifications apportées à la Loi sur les opérations pétrolières au Canada, visant à autoriser l’Office national de l’énergie à exercer la compétence fédérale en matière de navigation à l’égard des pipelines et lignes de transport d’électricité qui franchissent des eaux navigables — lesquelles abolissent l’autorité détenue en vertu de la Loi sur la protection des eaux navigables —, ne sont pas non plus mentionnées dans le budget.
De même, le budget ne fait pas mention de changements à la Loi sur les espèces en péril, à la Loi canadienne sur la protection de l’environnement ou à la Loi sur la protection des eaux navigables. Le secteur des espèces en péril n’est mentionné qu’une seule fois dans le budget, est c’est pour dire que le financement sera accru à cet égard. S’il faut remanier la loi qui régit les espèces en péril pour donner suite à cet aspect du budget, pourquoi celui-ci n’en fait-il pas mention? Il n’existe aucun lien entre le seul renvoi aux espèces en péril dans le budget de 2012 et les changements législatifs connexes qui sont prévus dans le projet de loi C-38. Il n’est aucunement question dans le budget de changements à apporter à des politiques ou à des dispositions de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement ou de la Loi sur la protection des eaux navigables.
J’en viens maintenant à l’abrogation de la Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto. Cette mesure ne devrait surprendre personne. Le pouvoir exécutif actuel a fait savoir très clairement qu’il n’entendait pas respecter les obligations du Canada prévues au titre de ce traité international. Néanmoins, je vous prie, monsieur le Président, d’examiner les règles et les précédents du Parlement. Une mesure prévue dans un projet de loi omnibus d’exécution du budget n’est légitime que si elle est liée à un thème central. Or, la question des changements climatiques n’est même pas mentionnée une seule fois dans le budget.
La Chambre ne peut admettre d’office que tout le monde sait que le premier ministre entend mettre la hache dans la Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto. Le premier ministre — ou, plus précisément, son ministre de l’Environnement — détient tous les pouvoirs et toute l’autorité nécessaires pour présenter à la Chambre une mesure législative destinée à abroger la Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto. Puisque les conservateurs sont majoritaires aux deux endroits, ce projet de loi ainsi que tous les autres que j’ai mentionnés et qui ne devraient pas faire partie du projet de loi C-38 recevront inéluctablement l’approbation du Parlement s’ils sont déposés conformément aux règles.
Si les fonctionnaires du Conseil privé répliquent que l’abrogation de la loi est essentielle au programme visant « les emplois, la croissance et la prospérité à long terme », il faut les obliger à le démontrer. Le retrait du Protocole de Kyoto que le ministre de l’Environnement a annoncé à la Chambre en décembre dernier rendra inopérantes les dispositions de la Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto. L’abrogation de la loi en vertu du projet de loi C-38 prouve une fois de plus qu’aucun grand thème, objectif ou principe ne sous-tend ce dernier.
Passons maintenant de la portée tentaculaire du projet de loi C-38 en matière d’environnement aux autres changements législatifs dont le budget ne présente aucunement les fondements.
L’une des modifications les plus notables prévues dans le projet de loi C-38 consiste à conférer au Conseil privé une suprématie qui lui permettra d’infirmer les décisions de l’Office national de l’énergie. Le document budgétaire ne souffle pas un traître mot sur ce changement à la Loi sur l’Office national de l’énergie, pas plus que les notes explicatives fournies d’avance. Cette modification sans aucun lien avec le moindre thème aura des répercussions marquées pour un organisme quasi judiciaire aux longs antécédents de professionnalisme. Aucune explication n’a été fournie, alors il est impossible de voir ce qui lie cette mesure au reste du projet de loi C-38.
L’élimination du Bureau de l’inspecteur général du Service canadien du renseignement de sécurité n’a absolument aucun lien avec le budget. C’est la même chose en ce qui a trait aux modifications qui visent à transférer la responsabilité d’étudier les activités du Service canadien du renseignement de sécurité au Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité, modifications annoncées par le budget de 2012. Tenter de trouver un thème pour couvrir à la fois l’abrogation de la Loi de mise en oeuvre du Protocole de Kyoto, l’éviscération de la protection des pêches et de l’habitat marin et l’élimination du Bureau de l’inspecteur général du SCRS est un exercice conçu pour garantir des maux de tête.
Les nouvelles dispositions portant sur les décisions en matière de libération conditionnelle contenues dans la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition n’ont rien à voir avec le budget.
Il n’existe aucun rapport logique, voire illogique, entre les mesures budgétaires et ces changements proposés par le projet de loi C-38. L’abrogation de la Loi sur les justes salaires et les heures de travail n’est pas mentionnée dans le budget de 2012. L’abrogation de cette loi pourrait avoir de graves conséquences. De plus, elle n’a aucun lien avec d’autres aspects du projet de loi C-38, ce qui confirme que ce dernier n’a aucun thème central.
Le projet de loi C-38 entraînerait des changements considérables, notamment l’abandon de la souveraineté du Canada en ce qui concerne l’application de la loi. Certaines mesures d’amélioration du transport des marchandises à la frontière sont prévues dans le budget, mais les fameuses dispositions relatives au programme Shiprider n’y sont pas mentionnées. Le fait de permettre aux forces de l’ordre d’un autre pays souverain d’appliquer des lois étrangères au Canada constitue un changement radical. Comme je l’ai déjà dit, on permet au Conseil privé de présenter une mesure législative visant à réduire la souveraineté du Canada par rapport à la façon dont on la concevait habituellement. Les dispositions prévoyant un virage aussi radical par rapport aux principes universellement reconnus devraient faire l’objet d’un débat et d’un examen en bonne et due forme. Tant que les whips obligeront les députés à voter selon la ligne de parti, les projets de loi de ce genre seront adoptés, car le Parti conservateur a obtenu la majorité des sièges. Or, la disposition qui nous occupe n’a aucun rapport avec l’orientation stratégique du budget. Il n’en a même pas été question dans le budget, ce qui prouve encore une fois que le projet de loi C-38, le projet de loi omnibus d’exécution du budget, n’est pas du tout recevable.
Les nombreuses mesures qui n’ont aucun rapport avec le budget entraînent l’abolition directe et indirecte de bien des organismes qui ne sont pas mentionnés dans le budget. La liste de ces organismes n’est pas exhaustive, mais couvre bien des mesures importantes qui n’ont aucun rapport avec le budget de 2012.
Une autre chose me tracasse, et c’est ce qui constitue la troisième raison pour laquelle je prétends que le projet de loi C-38 enfreint le paragraphe 68(3) du Règlement, car il omet des mesures ainsi que des modifications aux règlements et aux lois qui ont été décrites par les représentants du Conseil privé au sujet du projet de loi C-38. L’omission d’éléments que les ministres et les députés qui parlent au nom du Conseil privé disent faire partie du projet de loi C-38 confirme que le projet de loi est imparfait, qu’il n’est pas prêt et qu’il doit être remanié.
Permettez-moi de citer plusieurs extraits du débat à l’étape de la deuxième lecture du projet de loi C-38 dans lesquels des membres du Conseil privé et des députés ministériels décrivaient positivement des aspects du projet de loi C-38 qui, dans les faits, ne figurent pas dans ce projet de loi. Je prévois que les conservateurs vont prétendre qu’il arrive que les députés commettent des erreurs pendant un débat, que les affirmations concernant le projet de loi C-38 ne sont pas importantes et que les déclarations faites au cours d’un débat ne peuvent constituer une preuve que le projet de loi C-38 est incomplet.
Cela aurait pu être le cas lors d’autres législatures. Les lapsus occasionnels dus à l’enthousiasme du moment ne compromettent généralement pas la description d’un projet de loi du gouvernement.
Il ne s’agit toutefois pas de lapsus occasionnels. Le ministre des Ressources naturelles et le ministre de l’Environnement ont fait des affirmations concernant des dispositions du projet de loi C-38 qui n’existent tout simplement pas. Ces affirmations n’étaient pas improvisées, comme si une telle chose pouvait encore exister au sein du parti actuellement au pouvoir. Elles figuraient dans de notes d’allocution. Les mêmes propos ont été repris presque mot pour mot par divers députés d’arrière-ban.
Certains députés ont parlé d’une plus grande sécurité en ce qui a trait aux pétroliers et aux oléoducs. Permettez-moi de vous lire les déclarations suivantes prononcées à l’étape de la deuxième lecture. Voici ce qu’a dit le ministre des Ressources naturelles:
Monsieur le Président, le projet de loi prévoit de nombreuses mesures de protection de l’environnement […] les pétroliers devront avoir une double coque. Il y aura des zones de pilotage obligatoire, des systèmes améliorés de navigation et de la surveillance aérienne. D’autres mesures seront prises au besoin, selon les circonstances.
Quant au ministre de l’Environnement, il a dit ceci: « Le projet de loi prévoit de nouveaux fonds pour accroître la sécurité des pipelines et la sécurité maritime. […] Le projet de loi prévoit 35,7 millions de dollars sur deux ans pour renforcer encore plus le système canadien de sécurité des pétroliers. »
Le député de Prince George a pour sa part déclaré « Pour améliorer la sécurité maritime et des pipelines, nous lancerons diverses initiatives, qui permettront notamment de renforcer le système de sécurité des pétroliers […] »
Le secrétaire parlementaire du ministre du Commerce international a quant à lui déclaré « J’aimerais maintenant parler du projet de loi d’exécution du budget en tant que tel […] Nous renforcerons la sûreté des oléoducs. Tous les Canadiens sont en faveur de telles mesures. »
Les députés de West Vancouver—Sunshine Coast—Sea to Sky Country, de North Vancouver et de Kootenay—Columbia ont aussi tenu des propos semblables.
Le projet de loi C-38 ne contient absolument rien pour promouvoir la sécurité des pétroliers ou des pipelines. Il en est question dans le budget lui-même, mais le projet de loi C-38 n’en parle pas.
Paradoxalement, après l’ajout au projet de loi C-38 d’une foule de mesures dont il n’a jamais été question dans le budget, dans ce cas-ci, le budget promet des changements, mais le projet de loi C-38 est silencieux au sujet du pilotage, des navires à double coque et de l’augmentation du nombre d’inspections des pipelines.
Nous nous trouvons devant un choix. Nous pouvons conclure que les ministres et les autres députés cherchaient délibérément à induire la Chambre en erreur mais, parce que je rejette cette première idée, je pense que la seule conclusion logique est que le projet de loi C-38 comporte des erreurs, que d’importantes parties ont été omises et que les ministres pensaient honnêtement que celles-ci se trouvaient dans la mesure législative qu’ils nous présentaient.
En ce qui concerne l’évaluation environnementale, des ministres et d’autres députés ont affirmé en termes précis que les nouvelles dispositions permettaient le remplacement intégral de l’examen environnemental fédéral par un examen provincial. Au cours du débat à l’étape de la deuxième lecture, le caractère spécifique des propos tenus et leur répétition laissent entendre qu’ils croient honnêtement que la mesure législative est rédigée autrement qu’elle ne l’est en réalité. Le ministre des Ressources naturelles a dit ceci:
Il permettrait que les évaluations environnementales provinciales qui satisfont aux conditions essentielles de la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale remplace l’évaluation réalisée par le gouvernement fédéral. Dans certains cas, le processus provincial pourrait être jugé équivalent au processus fédéral. Cependant, ces dispositions entreront uniquement en vigueur si la province démontre qu’elle est capable de satisfaire aux exigences fédérales.
Le ministre des Ressources naturelles a ajouté:
La province pourra s’en charger, mais seulement si elle peut et veut effectuer une évaluation de même niveau.
Le député de Burlington a dit sensiblement la même chose. Il a dit qu’il voulait que les gens lisent le projet de loi. Moi aussi, je le veux. Voici ses paroles:
Je veux que les gens lisent le projet de loi. Il y est question de substitution, et non pas d’élimination. Si une évaluation environnementale est réalisée par le fédéral et une autre par le provincial, l’une peut se substituer à l’autre, mais elles doivent être au moins égales.
Si le projet de loi C-38 prévoit la substitution de l’instance qui effectue l’évaluation, il n’impose pas un niveau d’examen identique ou à tout le moins égal, ni l’obligation de satisfaire aux exigences fédérales.
Le sommaire décrivant le projet de loi parle d’évaluation « équivalente » par une autre instance, mais le mot n’apparaît nulle part dans les articles applicables du projet de loi C-38. En fait, l’article pertinent se rapportant à l’Agence canadienne d’évaluation environnementale ne fournit aucun critère permettant au ministre de décider, à sa discrétion, si la substitution est « indiquée », et je cite l’article en question. Aucune équivalence n’est exigée.
Ces exemples de questions supposément traitées dans le projet de loi C-38 , mais qui ne le sont pas du tout en réalité, en l’occurrence la sécurité liée aux pipelines et aux pétroliers, de même que d’autres sujets prévus dans le projet de loi, mais à l’égard desquels il n’y a aucun renvoi aux critères régulièrement mentionnés par les fonctionnaires du Conseil privé lors du débat, constituent d’autres preuves que le projet de loi est imparfait. Je ne crois pas que tant de députés aient voulu induire la Chambre en erreur. Les députés croient manifestement que le projet de loi C-38 correspond à la description qu’ils en ont faite à la Chambre.
En outre, comme tous les discours prononcés par des députés conservateurs sont d’abord examinés par le cabinet du premier ministre et comme ils ont fort probablement été rédigés par le même membre du personnel de ce cabinet, compte tenu de la similitude de la formulation, le premier ministre ne peut que reconnaître que le projet de loi n’atteint pas les objectifs qu’il a lui-même énoncés.
Que ce soit parce qu’il a été rédigé à la hâte ou en raison d’une autre erreur, le projet de loi ne correspond pas à la description qui en a été faite par trois membres du Conseil privé ainsi que par plusieurs députés. Comme il est imparfait et qu’il n’est pas prêt à être étudié, il devrait être retiré.
En conclusion, monsieur le Président, je souhaite mettre en avant un ultime argument pour vous convaincre de rejeter le projet de loi C-38, qui contrevient au Règlement de cette Chambre. Le voici: il met en péril le respect de la personne morale de cette institution.
Je me souviens des propos du regretté James Travers, un grand journaliste canadien. Au printemps 2009, nous avons tous deux participé à l’émission Sunday Edition diffusée sur les ondes de la CBC dans le cadre d’une discussion qui portait sur les menaces pesant sur nos institutions démocratiques. Selon lui, nous n’avons plus réellement de démocratie au Canada. Quiconque visite Ottawa y trouvera un parc thématique sur la démocratie. Les bâtiments sont toujours là et il est possible de visiter le Parlement, mais la démocratie n’y est plus.
Je refuse de croire que c’est le cas. Je suis consciente que la démocratie n’est pas nécessairement une entité permanente. On peut y accéder, comme l’on fait plusieurs peuples lors du printemps arabe, et on peut la perdre, soit en raison de violence, soit par négligence. Toutefois, elle ne peut pas survivre si l’on ne veille pas constamment à éviter les abus de pouvoir. Elle a besoin d’ouverture. Les actions menées dans le secret minent inéluctablement le respect qu’éprouve le peuple à l’égard de ses institutions démocratiques. De la lumière jaillit la vérité. Pour que la tradition de la démocratie parlementaire de Westminster soit respectée, il importe de présenter et d’étudier séparément la multitude de mesures législatives sans aucun lien entre elles contenues dans le projet de loi C-38 et de mettre en lumière les dispositions propres à chacune.
Permettre que le projet de loi C-38 soit présenté comme un projet de loi omnibus ne fera qu’accroître le discrédit qui pèse sur nos institutions.
La vaste majorité des médias populaires perçoivent le projet de loi C-38 comme étant une imposture. Je citerai quelques commentateurs politiques de renom.
Andrew Coyne a écrit que le projet de loi C-38 « […] est loin d’être un projet de loi budgétaire, malgré son titre ». Selon lui, ce n’est certes pas la première fois qu’un projet de loi d’exécution du budget comporte des dispositions portant sur des questions non budgétaires, mais dans le cas du projet de loi C-38, « l’ampleur et la portée atteignent un niveau encore jamais vu, ou permis. On n’y trouve aucun fil conducteur, aucun principe fondamental commun; il ne s’agit pas d’un seul instrument législatif, mais d’un amalgame de mesures législatives obligatoires ».
John Ivison, du National Post, en soulignant qu’on invoque l’urgence de faire approuver les projets pour justifier le projet de loi omnibus, affirme:
[…] il n’y a pas « urgence » au point de justifier le recours à des moyens détournés pour contourner 145 années de tradition parlementaire […] Quelqu’un, au sein du Cabinet du premier ministre, a pris la décision de concentrer le plus grand nombre de mesures législatives controversées possibles dans un gigantesque projet de loi afin de minimiser les répercussions politiques. C’était une décision stupide, qui a explosé au visage des conservateurs […]. La chose a été dénoncée par tous, à l’exception de leurs partisans les plus aveugles.
Terry Glavin a écrit dans l’Ottawa Citizen:
Le projet de loi C-38 […] est une chose incroyable. On prétend qu’il s’agit d’un projet de loi d’exécution du budget, mais il n’en est rien. C’est un mastodonte législatif qui vise à proposer, modifier ou abroger près de 70 lois fédérales. Ce projet de loi omnibus a été présenté à la Chambre des communes sous une forme qu’on n’a probablement jamais vue dans l’histoire parlementaire récente du Canada.
Juste ce week-end, Dan Gardner a publié ceci dans l’Ottawa Citizen:
[…] le projet de loi mammouth C-38 présenté par le gouvernement est censé être, en principe, le projet de loi d’exécution du budget, mais il s’agit en réalité d’un grand nombre de mesures législatives qui n’ont rien en commun, et qui n’ont rien à voir avec le budget. Le fait de rassembler en un seul projet de loi la majorité du programme législatif du gouvernement garantit que le niveau d’étude des mesures législatives demeurera minimal, ce qui cadre avec le fait que le gouvernement impose un nombre sans précédent de motions d’attribution de temps et de clôture pour étouffer le débat parlementaire.
En tant que parlementaires, nous devons servir de remparts contre les abus de pouvoir, même dans le contexte d’un gouvernement majoritaire. Nous avons pour seule protection nos traditions, le Règlement, les précédents et notre respect à leur égard. Notre seul espoir, c’est un juge impartial. Monsieur le Président, je vous demande, sans peur ni faveur, sine timore aut favore, de rendre une décision juste, de protéger la démocratie parlementaire fondée sur le modèle de Westminster, de rétablir la confiance du public en nos institutions, et d’ordonner, conformément à notre Règlement, le retrait du projet de loi C-38, présenté sous une forme imparfaite.