Elizabeth May : Monsieur le Président, je suis très reconnaissante d’avoir la chance d’ajouter certaines de mes préoccupations à propos de ce projet de loi car, jusqu’à maintenant, je n’ai pu le faire que lors des périodes de questions et observations. Je suis reconnaissante au Parti libéral de m’avoir permis d’utiliser un créneau dans leur liste d’intervenants d’aujourd’hui.
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J’ai participé à la plupart des débats sur le projet de loi C-31 depuis qu’il a été présenté ainsi qu’aux débats antérieurs sur le projet de loi C-4 qui l’a précédé. J’ai entendu les conservateurs dire que ce projet de loi est nécessaire pour mettre fin au passage de clandestins. On fait grand cas du passage de clandestins. On nous dit que des gens resquillent. Nous avons entendu de nombreuses allégations.
J’ai organisé ce que je souhaite dire au cours des dix prochaines minutes de façon à parler des choses qui sont le plus souvent alléguées, pour y faire contrepoids. Je pense que certaines parties de cette mesure législative sont extrêmes. Je pense que cette mesure viole la Charte et que des tribunaux la déclareront illégale.
Je commence par ce que nous entendons dire sans cesse, c’est-à-dire que les demandeurs du statut de réfugié resquillent s’ils viennent au Canada d’une façon qui ne correspond pas au processus normal d’immigration. Il faut qu’il soit très clair dans notre esprit qu’il y a une différence sensible et importante entre les gens qui viennent ici comme immigrants, comme l’ont fait mes parents, et les gens qui viennent ici en tant que réfugiés politiques, les gens qui craignent pour leur vie.
Dans cette catégorie, la notion de resquilleur n’existe pas. Dans certains pays, là où les gens savent que leur vie est en danger et fuient en n’emportant que les vêtements qu’ils ont sur le dos, faire la file devant un bureau de l’immigration canadienne est une chose qui n’existe pas. Nous devons considérer ces situations de façon tout à fait distincte. La plus grande partie de ce projet de loi traite de la première catégorie, soit des gens qui tentent d’obtenir le statut de réfugié au Canada.
Il y a des gens qui craignent pour leur vie lors de leur venue au Canada et, malgré cela, leur demande de statut de réfugié peut être rejetée. Cela ne signifie que leur demande peut être qualifiée de fausse. Les demandes de certaines personnes sont rejetées même si elles craignent sincèrement la persécution. Elles ne parviennent pas à être reconnues dans le cadre de notre processus.
Nous aimons penser que notre système a été, et demeure, juste et généreux. Il ne faut cependant pas se cacher qu’il est arrivé que des personnes qui avaient réellement besoin de notre protection aient été renvoyées chez elles.
La grande majorité des réfugiés — et il y en a des millions — n’ont jamais la chance de s’établir dans un pays industrialisé. La plupart migrent d’un pays en développement à un autre. Cela représente la majorité des demandeurs.
On nous a dit que le projet de loi C-31, en raison des mesures punitives qu’il prévoit à l’égard des personnes qui arrivent par bateau ou d’une autre manière jugée « irrégulière », pour reprendre l’une des nouvelles expressions de la mesure législative, découragera le soi-disant passage de clandestins. Or, je n’ai pas encore entendu de données empiriques confirmant cette affirmation.
J’ai cherché des preuves à cet effet depuis que le projet de loi a été déposé et, tout ce que j’ai trouvé, c’est l’absence de preuves. Dans une analyse du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, la spécialiste Alice Edwards conclut ce qui suit:
De façon pragmatique, il n’existe aucune donnée empirique qui corrobore l’idée selon laquelle la menace d’une détention décourage la migration clandestine ou dissuade qui que ce soit de demander asile. En fait, dans les divers pays où la détention des migrants et des demandeurs d’asile s’est accrue, le nombre de personnes cherchant à entrer sur leur territoire aussi s’est accru. À l’échelle internationale, la migration a augmenté, indépendamment des politiques gouvernementales en matière de détention. Sauf dans des cas bien particuliers, la détention est généralement un moyen primitif que les gouvernements emploient pour parvenir à leurs fins en matière d’immigration.
Permettez-moi de me reporter à une lettre qui a été envoyée au premier ministre du Canada par un groupe d’Australiens qui ont vécu une expérience du genre. Il est vrai, comme l’affirme le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme, que d’autres pays ont emprunté la voie qu’il propose. Leur tentative a échoué, tout comme elle échouera chez nous. Les auteurs de la lettre, qui représentent un centre de ressources australien pour les demandeurs d’asile, recommandent au premier ministre de ne pas suivre l’exemple de leur pays.
Ils mentionnent que l’Australie a appris à la dure qu’il ne donnait rien de chercher à décourager les réfugiés en les mettant en prison et qu’elle a abandonné ses visas temporaires de protection parce qu’elle a constaté qu’ils étaient inefficaces.
Permettez-moi de citer la lettre qu’ils adressent à notre premier ministre:
Contrairement à la croyance populaire, le durcissement des politiques d’immigration n’a eu aucun effet dissuasif dans le passé.
En 1999, l’année de la création des visas de protection temporaire, moins de 1 000 personnes ont fait une demande d’asile après une « arrivée non autorisée ».
En 2001, alors que la politique avait été mise pleinement en vigueur, le nombre d’arrivées est passé à plus de 4 000.
À cause de cette politique, qui privait les réfugiés bénéficiant d’un visa de protection temporaire de faire une demande de réunification familiale, les femmes et les enfants des demandeurs d’asile ont décidé de prendre le bateau pour essayer de réunifier leur famille.
En 2001, 353 personnes se sont noyées dans la tragédie du SIEVX, alors qu’elles faisaient route vers l’Australie à bord de ce bateau.
La plupart des 288 femmes et enfants à bord du SIEVX étaient des membres de la famille d’un détenteur de visa de protection temporaire se trouvant en Australie.
On nous a dit aussi qu’en adoptant ce projet de loi, nous économiserions de l’argent parce qu’il découragerait les gens de venir ici et que les réfugiés ne seraient pas protégés par notre système de sécurité sociale. J’ai posé la question plusieurs fois dans cette enceinte et j’attends encore qu’un député conservateur m’indique le coût de cette loi, si elle est adoptée. Pour autant que je sache, ce coût n’a pas été évalué.
Les hommes, les femmes et les enfants de plus de 16 ans qui entrent au pays de façon irrégulière seraient mis en détention. Les enfants plus jeunes seraient probablement détenus eux aussi parce qu’ils choisiraient probablement de rester avec leur mère plutôt que d’être placés loin de leur famille, dans un pays étranger.
Voyons ce que de telles mesures ont coûté à l’Australie, où l’on trouve 19 centres de détention d’immigrants. L’année dernière, en 2011, ce pays a consacré plus de 668 millions de dollars pour détenir des réfugiés. Le secrétaire australien du département de l’Immigration et de la Citoyenneté a déclaré ce qui suit, et je me demande si nous n’entendrons pas un jour le ministre de la Citoyenneté du Canada tenir les mêmes propos: « Le coût de la détention à long terme et les arguments contre le système actuel ne laissent planer aucun doute […] La détention coûte très cher aux contribuables, et les dettes sont irrécupérables dans leur quasi-totalité ».
On nous dit que les enfants ne seront pas mis en prison, contrairement à ce qui était prévu dans la version antérieure de ce projet de loi, le projet de loi C-4. On nous dit que les modifications permettraient aux enfants d’aller ailleurs, mais on ne nous dit pas où. Selon la Convention relative aux droits de l’enfant, les personnes âgées de seize à dix-huit ans sont considérées comme des enfants, et elles seraient emprisonnées. Leurs parents seraient emprisonnés. Tous les gens arrivant irrégulièrement au Canada iraient en prison pendant une période pouvant atteindre un an.
Je souhaite simplement faire part à la Chambre des mesures prises par l’Australie. La Commission australienne des droits de la personne a conclu que l’incarcération contrevenait aux dispositions relatives aux droits de la personne en Australie. De plus, cette méthode ne fonctionnait pas. En octobre 2010, le gouvernement australien a modifié son approche. Il a décidé de placer en détention dans la collectivité un nombre important de familles ayant des enfants. En d’autres mots, le gouvernement australien garde la trace de toute personne qui arrive de manière dite irrégulière. L’intégration de ces gens dans la collectivité ne se fait pas de la même façon que s’ils avaient le droit de travailler ou de se déplacer librement. Le processus de détention dans la collectivité a réduit les frais. Le placement dans la collectivité implique l’obtention d’un visa temporaire. Il s’agit en fait de détention dans la collectivité et les personnes concernées sont obligées de se présenter régulièrement à quelqu’un — un peu comme dans le cas d’une libération conditionnelle — tout en vivant dans la collectivité.
Enfin, on nous a dit que le projet de loi réglerait le problème des personnes venant de l’Union européenne. On nous a également dit qu’il n’y avait aucune raison de s’inquiéter pour ces personnes. Depuis la présentation du projet de loi, la Cour fédérale a rendu une décision le 22 février 2012, dans l’affaire Hercegi c. Canada. Le juge Hughes a indiqué clairement qu’il existe des preuves accablantes montrant que la Hongrie est actuellement incapable de protéger adéquatement ses citoyens roms.
J’aimerais parler d’un dernier jugement, celui rendu en 2007 dans l’affaire Charkaoui c. Canada par la Cour suprême du Canada. La juge McLaughlin a conclu que la Charte des droits s’appliquait aux ressortissants étrangers. Les violations de la Charte sont endémiques dans ce projet de loi.
Nous devons modifier la mesure législative pour qu’elle n’aille pas à l’encontre de la Charte, des lois et des valeurs canadiennes.