Mme Elizabeth May: Madame la Présidente, c’est avec beaucoup de fierté que je prends la parole aujourd’hui. Les amendements que j’ai proposés au nom du Parti vert ainsi que les amendements proposés par des députés de l’opposition officielle et du Parti libéral témoignent du désir de la majorité des Canadiens de voir modifier le projet de loi. Je veux parler en particulier d’un amendement proposé à la partie I concernant la Loi sur la justice pour les victimes d’actes de terrorisme.
Je voudrais commencer par rendre hommage à une Canadienne extrêmement brave, Mme Maureen Basnicki, dont le courage et la persévérance après la perte de son mari lors des attentats du 11 septembre 2001 ont été une inspiration pour nous tous.
J’ai eu l’occasion de bavarder avec Maureen au cours des audiences du Comité de la justice. C’était au moment où nous avons tous été stupéfaits d’apprendre que le gouvernement souhaitait mettre fin au débat et faire adopter tout le projet de loi en une journée. Maureen était découragée, à titre personnel, de voir tant de mesures législatives jetées pêle-mêle dans un projet de loi omnibus. Même si j’appuie les efforts déployés pour permettre aux Canadiens qui, comme Maureen, ont connu la tragédie de la perte d’un être cher par suite d’un acte de terrorisme commis à l’étranger, et même si cela est tout à fait juste et approprié, les Canadiens devraient être en mesure d’intenter des poursuites au civil dans d’autres pays.
Beaucoup des dispositions du projet de loi modifient les caractéristiques du Canada et les valeurs canadiennes d’une façon qui ne reflète pas ce que nous sommes. En fait, l’une des choses qu’on a couramment dites après les attentats du 11 septembre, c’est que, si nous cessons de défendre les libertés civiles et changeons la nature de notre pays, nous aurons laissé les terroristes gagner.
Il n’est pas acceptable de jeter des gens en prison sur la base de peines minimales obligatoires sans intervention d’un juge qui peut voir l’accusé devant lui, sans que le système de justice pénale puisse appliquer la notion de justice réparatrice, sans laisser à un système de justice compatissant la possibilité de déterminer si la personne en cause mérite d’être emprisonnée ou a plutôt besoin d’être soignée dans un établissement de santé mentale ou est une victime de racisme systémique. Je crois que mon premier amendement, qui concerne les victimes d’actes de terrorisme, apporte une amélioration sensible à cette mesure. S’il est adopté, l’amendement que j’ai ajouté aujourd’hui donnera plus de latitude aux Canadiens qui ont subi un préjudice à cause d’actes ne tenant pas compte de la primauté du droit.
Mon amendement modifierait la définition du terrorisme de façon à nous permettre de reconnaître qu’un acte de torture permet aux Canadiens touchés de demander réparation à l’étranger. Il s’appliquerait dans le cas d’une personne telle que Maher Arar. Celui-ci avait été pris contrairement à toutes les règles de la décence et en violation de toutes les règles de droit, indépendamment de sa citoyenneté canadienne, et avait été soumis à la torture. Lui aussi pourrait demander réparation dans le cadre d’une action civile.
Puisque j’ai la possibilité de parler du projet de loi, comme le député de l’opposition officielle l’a fait, je vais aborder l’ensemble du problème. De l’avis de chaque criminologue, expert et universitaire qui a comparu devant le Comité de la justice ou qui a formulé des observations dans les médias ou dans des articles savants, les peines minimales obligatoires ne sont pas efficaces. Tous ces gens ne croient pas qu’elles réduiront la criminalité. Ils pensent par contre que ces peines augmenteront les coûts de notre système et imposeront une charge supplémentaire aux provinces. Comme l’a si bien dit le ministre de la Justice du Québec, les nouvelles prisons engloutiront des milliards et des milliards de dollars.
Les prisons sont déjà surpeuplées. Les remplir encore davantage entraînerait d’autres problèmes. Il a fallu une ordonnance d’un tribunal pour que l’État de la Californie soit forcé de libérer des prisonniers en raison du surpeuplement, qui constituait une punition cruelle et inhabituelle et une violation de la déclaration des droits en vigueur là-bas. Nous ne souhaitons pas que cette situation se produise au Canada.
Je voudrais soulever un point précis dont il n’a pas été question au sein du comité. Il est très important que les Canadiens sachent que tous les députés fédéraux favorisent les citoyens respectueux des lois. Tous les députés veulent faire davantage que ce qui est prévu dans le projet de loi pour aider les victimes de crime.
Mais le projet de loi n’aura pas pour effet de rendre les rues plus sûres. Je ne pourrai jamais insister suffisamment là-dessus. On ne s’est pas assez intéressé au cas des États-Unis, où le pouvoir de décider qui appartenait aux juges a été remplacé par des peines minimales obligatoires et où l’on a donné aux procureurs un argument de poids pour négocier des plaidoyers.
De nos jours, on négocie des plaidoyers beaucoup plus souvent qu’on tient des procès criminels, ce qui signifie que la présomption d’innocence disparaît. En général, lorsqu’une personne insiste pour clamer son innocence, elle subit un procès et finit par se voir infliger une peine minimale obligatoire. C’est ainsi que les procureurs réussissent à arracher des plaidoyers de culpabilité. Si l’inculpé veut un procès, le procureur le menace de porter des accusations plus graves et, s’il y a déclaration de culpabilité, la personne se retrouvera incarcérée pendant 20 ans au lieu de 2 ans.
Permettez-moi de citer un article publié dans le New York Times le 25 septembre 2011, sous le titre « Sentencing Shift Gives New Leverage to Prosecutors ». Cet article a été écrit par un ancien juge fédéral aux idées conservatrices qui a aussi été procureur et qui est aujourd’hui professeur de droit. Je tiens à insister sur un passage de cet article et j’espère que les députés en tiendront compte et lui accorderont l’importance qu’il mérite, alors que nous avons une dernière chance de corriger ce projet de loi, à l’étape du rapport, et d’éliminer les peines minimales obligatoires.
Voici ce qu’a écrit l’ex-juge Paul Cassell:
Les juges ont perdu le pouvoir de décider, et ce pouvoir se trouve dorénavant entre les mains des procureurs, qui ont les moyens de déterminer l’issue de la procédure. Les peines minimales et les autres mesures de durcissement des peines permettent aux procureurs de dicter la peine qui sera infligée.
Et l’article se poursuit en ces termes:
Il est certain que grâce aux négociations de plaidoyer, de nombreux accusés qui ont commis des crimes obtiennent des peines plus légères que s’il y a un procès.
Autrement dit, en supprimant la discrétion des juges, on n’a pas la garantie, comme le voudraient tellement les députés ministériels, que les individus coupables de crimes seront mis derrière les barreaux. On risque d’aboutir à un résultat pervers dont je suis sûre qu’ils ne veulent pas, les peines minimales obligatoires nous orientant vers un régime complètement nouveau où les procureurs pourront négocier le plaidoyer. Et c’est ainsi que des gens qui auraient été déclarés coupables lors d’un procès avec juge et jury et punis plus lourdement, obtiendront au contraire une peine plus légère.
Oui, nous allons bonder nos prisons. Sans les soupapes de sécurité des amendements que nous allons examiner aujourd’hui, sans la possibilité de dire « il ne devrait pas y avoir de peine minimale obligatoire dans ce cas », sans cela, nous allons bonder nos prisons.
Nous savons que nous ne mettons déjà pas suffisamment de ressources dans les programmes de santé mentale ou d’aide aux toxicomanes. Nous savons qu’une grande partie des problèmes de criminalité dans les rues tient à des problèmes systémiques de pauvreté, de manque d’accès aux ressources en santé mentale, aux traitements et aux soins, et de toxicomanie. Si l’on ne s’en occupe pas, on se contente de faire passer des individus de la rue, où il y a des problèmes, à une prison. La prison n’est pas la solution aux problèmes de santé mentale. La prison n’est pas la solution à l’absence de logements abordables.
Cette loi ne servira pas les Canadiens. Elle ne rendra pas les rues plus sûres, elle les rendra plus sinistres. Ce projet de loi ne correspond pas aux valeurs canadiennes. Il s’adresse à un autre pays que je ne connais pas. Je ne veux pas vivre dans un pays qui pense qu’il vaut mieux imposer des peines minimales obligatoires brutales que d’avoir un système de justice pénale fondé sur la primauté du droit et reconnaissant la primauté d’une valeur qui remonte à l’époque de la common law, avant la création de notre grand pays, le Canada. Nous reconnaissons la présomption d’innocence. Il ne faut pas la perdre.
Nous ne voulons pas vivre dans un pays où un membre du Cabinet du gouvernement peut accuser un député de l’opposition en face de lui d’avoir été avocat de la défense, comme si c’était un crime. La défense des gens accusés d’un crime est essentielle dans un régime de justice pénale. Comme les affaires Donald Marshall Jr. et Milgaard nous l’ont montré, il arrive qu’on accuse des innocents. Les gens qui les défendent au tribunal sont un rouage essentiel d’une société civilisée qui comprend la primauté du droit.
Je crois n’avoir jamais été aussi choquée par des propos tenus à la Chambre que lorsque j’ai entendu quelqu’un accuser le député qui est actuellement leader parlementaire de l’opposition officielle d’être une personne méprisable parce qu’avant d’entrer en politique, quand il exerçait le droit, il défendait des gens accusés de crimes. N’oublions pas que quand quelqu’un est accusé d’un crime, on ne dit pas qu’il y a quelqu’un pour « défendre les criminels ». La présomption d’innocence est un maillon essentiel de la trame d’une société civilisée. Et nous risquons de la perdre.