Loi sur la croissance économique et la prospérité — Canada-Jordanie

Elizabeth May : Monsieur le Président, je suis heureuse d’avoir l’occasion de parler au sujet du libre-échange, particulièrement dans le contexte de la globalisation. Maintenant, après la création de l’Organisation mondiale du commerce, nous avons un contexte qui est tout à fait différent de ce qu’il était avant la création de l’OMC.

Comme toujours, les modèles pour le libre-échange sont basés sur les principes de l’ALENA et non pas sur les principes des autres ententes qui, à mon avis, engendrent plus de bénéfices pour l’environnement et pour l’ensemble des sociétés.

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Cet accord commercial soulève des questions propres à la Jordanie. J’aimerais toutefois commencer par revenir sur l’évolution qui nous a menés là où nous sommes aujourd’hui en ce qui concerne les intérêts du Canada en tant que société, et pas simplement les échanges de marchandises. Tous ces débats reposent généralement sur la notion que si des députés posent des questions au sujet de ces accords de libre-échange, c’est parce qu’ils s’opposent au commerce avec un autre pays. Je me souviens d’un vénérable sénateur qui avait été ministre de l’Agriculture pendant de nombreuses années et qui disait que le commerce n’avait rien de neuf, que Marco Polo en faisait déjà. Le commerce existe certainement depuis la nuit des temps. Personne n’est contre les échanges.

Dans le contexte du commerce mondial, nous avons connu une transition remarquable. Nous vivions autrefois dans un univers de barrières tarifaires qui a permis à l’économie canadienne de croître et de s’épanouir jusqu’au point où nous sommes maintenant. Après la Deuxième Guerre mondiale, les obstacles tarifaires ont été ciblés, et nous les avons vus peu à peu disparaître. Les efforts pour imposer la notion qu’un pays ne devrait pas agir de façon discriminatoire envers un autre ont renversé la situation que nous connaissions avant la Deuxième Guerre mondiale.

Ces efforts ont mené à la création de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce. Au début, le GATT était fort restreint et se limitait aux échanges de marchandises. C’est encore ce que la plupart des Canadiens comprennent quand nous parlons d’accords commerciaux: le commerce des marchandises, notre capacité d’acheter et de vendre, la capacité de nos voisins d’acheter et de vendre. Ce commerce de marchandises a été réglementé par le GATT pendant très longtemps.

Les choses ont considérablement changé dans les années 1990. Il a fallu neuf ans de négociations, le cycle d’Uruguay, pour s’entendre sur une version modernisée de l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, et à l’intérieur de ce nouvel accord, pour faire des choses qui n’avaient jamais été faites auparavant. Nous avons commencé à aller au-delà des marchandises pour englober le commerce des services, à aller au-delà de ces catégories qui étaient purement commerciales et à apporter des changements qui allaient avoir des conséquences sur la culture, la société en général, l’environnement et les travailleurs. Autrement dit, la philosophie du commerce mondial a commencé à empiéter sur d’autres aspects de la société. Les accords ne portaient plus uniquement sur le commerce; ils modifiaient la relation fondamentale entre les citoyens et leur gouvernement, par opposition à la relation des grandes sociétés avec le gouvernement.

Si à une certaine époque, nous avions trop de barrières tarifaires, si à une certaine époque nous étions trop protectionnistes, cette époque est bien révolue. Le pendule a balancé si loin que la soi-disant libéralisation des échanges ne sert plus seulement à favoriser la circulation des marchandises. Dans l’intérêt du dogme de la mondialisation, elle permet à un nombre croissant de multinationales de dicter les politiques, d’exercer une influence et, on peut même le soutenir, de jouer un rôle plus important que les citoyens.

Revenons en arrière et regardons le modèle auquel j’ai fait allusion précédemment, le modèle de l’ALENA. Cet accord a dicté bien des choses depuis que nous l’avons conclu. La partie la plus odieuse du modèle de l’ALENA est probablement celle des dispositions sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État, qui permettent à une société basée dans un pays signataire de l’accord commercial, dans le cas de l’ALENA les sociétés basées aux États-Unis ou au Mexique, de poursuivre le gouvernement canadien si celui-ci adopte une loi qui ne lui plaît pas.

Le chapitre 11 de l’ALENA, qui contient les dispositions sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État, permet à une société américaine ou mexicaine de poursuivre le gouvernement canadien, au niveau fédéral. Une société étrangère a donc plus de droits qu’une société canadienne. Je devrais préciser qu’une société canadienne n’a pas le droit de poursuivre notre gouvernement. Cette disposition accorde aux sociétés étrangères un traitement préférentiel, puisqu’elles peuvent poursuivre le Canada si la Chambre des communes adopte un règlement. Dans notre assemblée démocratique, nous pouvons adopter une loi que les sociétés canadiennes ne peuvent pas contester, mais pour laquelle une société étrangère peut intenter des poursuites en dommages-intérêts.

Les dispositions de l’ALENA sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État permettent à une société américaine ou mexicaine de poursuivre non seulement le Canada, mais aussi une province ou une administration municipale. Nous voyons des exemples de contestation en vertu du chapitre 11 de l’ALENA depuis un bon moment déjà. Des lois adoptées par la Chambre ont dû être abrogées en raison de contestations en vertu du chapitre 11. Je pense en particulier à la poursuite intentée par Ethyl Corporation de Richmond, en Virginie, qui a réclamé au gouvernement canadien le remboursement de ses coûts et le versement de dommages-intérêts quand la Chambre a décidé de restreindre l’accès à un additif à base de manganèse pour l’essence parce que les milieux de la santé avaient indiqué qu’il était neurotoxique et que la communauté environnementale le considérait comme une menace à l’environnement. Les fabricants de voitures ont déclaré qu’ils n’en voulaient pas dans leurs voitures parce qu’il abîmait les convertisseurs catalytiques et nuisait à la garantie; ils voulaient des mesures à ce sujet.

Même si le fondement scientifique de la mesure prise par le gouvernement est reconnu et que la mesure elle-même ne vise nullement à établir une discrimination commerciale, autrement dit même si nous n’essayons pas d’accorder un traitement préférentiel à une industrie ou à des produits canadiens, l’accord est un motif suffisant. Selon l’avocat qui représentait Ethyl Corporation à l’époque, Barry Appleton, un avocat de Toronto, on pourrait ajouter du plutonium liquide aux céréales des enfants, et si le gouvernement l’interdisait, les fabricants de ce produit pourraient nous poursuivre en disant que cette mesure leur fait perdre des profits.

Je me suis peut-être trop étendue sur cet exemple précis, mais je voulais bien faire comprendre que les accords commerciaux vont maintenant trop loin. Nous ne parlons plus d’accès aux marchandises et aux services, nous parlons de modifier les fondements de la relation. La principale relation d’un gouvernement devrait être avec les citoyens qui élisent les députés qui siègent au Parlement. Le droit de recours d’une société étrangère ne devrait pas avoir la préséance, mais c’est ce que nous avons vu à maintes reprises.

L’exemple le plus récent et le plus odieux est celui du premier ministre qui a décidé d’intervenir dans un dossier où une société d’exploitation forestière contestait des mesures prises par Terre-Neuve-et-Labrador. En l’occurrence, AbitibiBowater était titulaire d’un bail de 99 ans qui, pour une somme dérisoire, lui donnait accès à un vaste domaine forestier, à condition qu’elle y exploite une usine de pâte. Et ce bail de 99 ans, croyez-le ou non, incluait les droits relatifs à l’eau et d’autres avantages auxiliaires.

Quand Terre-Neuve-et-Labrador a déclaré qu’elle ne laisserait pas AbitibiBowater fermer son usine et vendre tout ce qu’elle possédait en vertu du bail, y compris les droits relatifs à l’eau et la forêt elle-même, parce que selon Terre-Neuve-et-Labrador elle n’y avait pas droit, la société étrangère a intenté des poursuites. Dans ce cas particulier, le premier ministre a semoncé le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador et lui a imposé de verser des dizaines de millions de dollars à AbitibiBowater. Il a clairement indiqué qu’il ne voulait pas qu’une chose semblable se reproduise.

Ces dispositions sur le règlement des différends entre les investisseurs et l’État s’insinuent dans tous ces soi-disant traités bilatéraux d’investissement, les TBI. Le premier ministre rentre à peine de Pékin et il est absolument ravi d’avoir un nouveau projet d’accord commercial avec la Chine qui comprendrait ces mêmes dispositions permettant à un gouvernement étranger de nous poursuivre en justice.

Aujourd’hui, nous examinons un projet d’accord avec la Jordanie. Il existe bien des raisons valables et convaincantes d’améliorer nos relations avec la Jordanie. La Jordanie a la réputation d’être l’un des États arabes les plus stables et les moins xénophobes, elle le démontre depuis longtemps, et elle est certainement le pays arabe le plus favorable à l’existence de l’État d’Israël si on la compare aux autres nations de la région.

La Jordanie a beaucoup de choses à son crédit, mais la démocratie n’en fait pas partie. C’est une monarchie. Certes, le roi Hussein de Jordanie est réputé pour sa grande sagesse. Je dois dire que j’ai moi-même toujours été impressionnée par sa grande sagesse, ainsi que par la reine Noor, qui milite beaucoup en faveur de l’environnement.

J’ai eu le grand honneur de siéger à la commission de la Charte de la terre, qui était co-présidée par Mikhaïl Gorbachev et Maurice Strong. Et j’ai eu le grand bonheur de faire la connaissance de la princesse Basma de Jordanie, qui est la sœur du roi Hussein. Dans tout ce débat, j’ai l’impression d’avoir une bonne idée de la place de la Jordanie dans le monde et en même temps d’y avoir un tout petit réseau de connaissances.

Néanmoins, lorsqu’on mesure les conséquences d’un accord commercial avec la Jordanie, j’estime qu’il ne faut pas s’empresser de le signer sans avoir des réponses plus précises à plusieurs questions fondamentales. Nous avons entendu dire par de nombreux commentateurs que l’accord de libre-échange Canada-Jordanie pourrait encourager le passage de clandestins, un afflux de travailleurs étrangers dans les usines jordaniennes, ce qui risquerait d’avoir une incidence négative sur les droits des travailleurs en Jordanie.

Lorsque nous entreprenons ce genre de négociations, je pense qu’il y a des étapes dont nous ne pouvons pas faire l’économie. La première est de consolider nos relations avec l’État, en l’occurrence, la Jordanie, puisque c’est de ce pays qu’il s’agit aujourd’hui, mais hier, c’était le Panama. Comment pouvons-nous consolider nos relations? Traditionnellement, le Canada établit ses relations par l’intermédiaire d’un solide ministère des Affaires étrangères. Nous avions d’excellents diplomates dans ces pays, qui parlaient les langues locales, prenaient la peine d’aller rencontrer les ONG locales et étaient ainsi en mesure de nous brosser un tableau de la situation dans ces pays. Le rôle et la portée de nos services diplomatiques ont beaucoup diminué au cours des dernières années. Dans bien des pays, nos ambassades et nos consulats sont fermés, si bien que notre rôle en est réduit d’autant.

Lorsque nous entretenons des relations avec un pays, qu’il s’agisse du Panama, de la Jordanie ou de la Chine, il est important que ces relations s’arc-boutent sur un certain nombre de piliers. Le premier est le pilier diplomatique, dont je viens de parler. Le deuxième est l’interaction sociale et les échanges culturels. Or, force nous est de constater que le gouvernement a supprimé tous les programmes qui permettaient aux artistes de faire des tournées à l’étranger, ce qui, pourtant, permettait de renforcer les liens culturels.

Il faut aussi que les relations soient fondées, non pas sur le modèle de l’ALENA, mais plutôt sur le modèle de l’Union européenne, Selon ce modèle, les pays européens qui veulent devenir membres de l’Union doivent s’engager à respecter les normes les plus strictes en matière d’environnement et de droit du travail qui existent dans les pays qui sont déjà membres de l’Union. C’est un principe fondamental, qui est totalement absent de l’ALENA puisque cet accord n’exige pas le respect de normes plus élevées. Tout ce que nous avons pu obtenir, c’est que l’ALENA interdise à un pays d’abaisser ses normes environnementales dans le but de favoriser le commerce.

Il y a une grande différence entre d’une part l’approche de l’ALENA qui dit que les pays ne sont pas autorisés à abaisser leurs normes environnementales pour favoriser le commerce, et d’autre part celle de l’Union européenne qui dit que les États membres doivent rehausser leurs normes. En général, c’est l’Allemagne qui a les normes environnementales les plus élevées, et les autres membres ont dû hausser les leurs en conséquence. Comme certains de ces pays sont pauvres, des ressources ont été mises à leur disposition pour les aider à atteindre cet objectif.

Si l’on cherchait les modèles d’accords commerciaux les plus susceptibles de promouvoir d’autres enjeux, on ne retiendrait jamais le modèle de l’ALENA. C’est le pire scénario. Mieux vaut choisir d’autres modèles nettement plus performants. Si nous voulons établir des relations commerciales, il faut hausser la barre et dire aux entreprises étrangères qu’elles doivent respecter un code d’éthique international, de la même façon que nous protégeons la propriété intellectuelle. Nous savons comment libeller des accords, comme l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, qui exige de tous les pays signataires qu’ils adoptent une loi pour protéger les droits de propriété intellectuelle et qui leur donne des pouvoirs de perquisition et de saisie sur les produits qui passent la frontière et qui ne répondent pas aux normes en matière de droits de propriété intellectuelle. Nous savons fort bien ce qu’il faut faire à cet égard.

Par exemple, pourquoi n’interdirait-on pas à la frontière tout produit dont la fabrication a nécessité le travail d’enfants? On pourrait faire de même pour les produits qui nécessitent la destruction de précieux écosystèmes. Mais non, notre devise commerciale est de ne pas toucher aux méthodes et procédures de production, les MPP. La violation d’un droit de propriété intellectuelle n’est finalement qu’une MPP, puisque le produit résulte du vol d’un bien intellectuel appartenant à quelqu’un d’autre. Pourquoi, en vertu de l’accord commercial, est-il plus répréhensible de voler un bien intellectuel que d’exploiter des enfants, détruire des forêts ou augmenter les émissions de gaz à effet de serre?

Au chapitre de la gouvernance des échanges commerciaux à l’échelle mondiale, je pense qu’on pourrait faire de très bonnes choses. Comme on l’a fait pour les droits de propriété intellectuelle, on pourrait notamment protéger les normes du travail, les enfants et les écosystèmes et promouvoir une économie à faible utilisation de carbone. Voilà des choses qu’on peut faire, mais que le gouvernement ne fait pas.

Toutes les entreprises canadiennes, américaines, hollandaises, chinoises ou autres qui sont implantées dans la zone commerciale couverte par le GATT, c’est-à-dire pratiquement tous les pays à l’exception de Cuba, devraient être tenues de respecter des normes minimales en matière de travail et d’environnement. De cette façon, aucune entreprise ne serait défavorisée puisqu’elles seraient toutes obligées de respecter les mêmes normes. Ce serait un progrès, compte tenu des leçons que nous avons tirées notamment du GATT, de l’OMC, de l’Accord ADPI et de l’Accord général sur le commerce des services. Mais nous n’avons rien fait de tout ça.

L’accord dont la Chambre est saisie suit les modèles établis. Il accorderait notamment le droit à l’investissement, et on y trouve les belles formules d’usage. Davantage d’examens environnementaux seraient menés. Nous avons eu un aperçu de ce qu’il adviendrait à la suite des négociations liées à l’accord de libre-échange entre le Canada et la Jordanie. Une sorte d’accord a été conclu pour que les parties se penchent ensemble sur les enjeux environnementaux. Cependant, des problèmes planent encore: les piètres normes du travail en Jordanie, le risque de traite des personnes et les tensions que cet accord ont créé avec divers autres États, qui ont l’impression que, tout ce qui compte pour le Canada, c’est le commerce.

Je suppose que la Chambre est maintenant capable de voir le fil conducteur dans mon propos. Nous ne sommes pas contre le commerce ni contre l’établissement de nouveaux accords commerciaux, mais il faut établir un équilibre pour que nos relations avec les autres pays du monde soient fondées sur le multilatéralisme et l’internationalisme. Le Canada doit toujours plaider pour que ce soient les citoyens qui, en priorité, prennent les décisions et les fassent appliquer; les sociétés privées ne doivent pas avoir plus de droits que les citoyens. Il doit remettre au premier plan l’importance de la diplomatie, des échanges et du commerce loyal. Il doit insister pour que les règles qui régissent nos accords commerciaux nous permettent de renforcer et d’améliorer nos relations; il ne faut pas que les citoyens des autres pays se retrouvent oppressés.

La Chambre sera bientôt saisie de l’accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne. J’ai parlé plus tôt des accords commerciaux avec l’Union européenne, il est donc assez amusant de constater que l’ébauche de cet accord ne reprend pas le modèle instauré par l’Union européenne, mais ressemble davantage au modèle de l’ALENA; ainsi, ce sont notamment les sociétés pharmaceutiques européennes qui en tireront le plus profit. Mais la Chambre n’a pas encore été saisie de cet accord.

Je ne m’oppose pas au renvoi du projet de loi au comité, où il sera possible de l’améliorer. Nos relations avec la Jordanie sont importantes, mais on ne peut pas se contenter d’un accord commercial qui n’est pas à la hauteur de son plein potentiel; nos accords et nos relations avec la Jordanie doivent être plus profonds, plus complexes et plus nuancés. Il faut réévaluer cet accord, défendre les droits des travailleurs et protéger l’environnement.